Fyctia
Bénéfique
Le hall de la Sagaie ne différait pas de celui d’une gare. Tout aussi bondé et bruyant, son rez-de-chaussée accueillait autant de familles que de professionnels. Des talons pressés martelaient les dalles que les agents d’entretien déambulant entre les passants s’efforçaient de garder propres, tandis que des baskets traînaient d'un stand à l'autre, les enfants invitant les parents à vider le contenu de leurs portefeuilles numériques en démonstrations et gadgets. Dans les hauts parleurs, une voix robotisée féminine souhaitait la bienvenue aux visiteurs telle une douce litanie polyglotte. Les vitrines exhibaient fièrement les dernières Javelin autorisées sur le marché, des acquisitions de toutes formes et aux coloris variés souhaitées par une population au bord de la folie. A chaque enfant massé autour d’un prototype flambant neuf, Svilen eut envie de murmurer mille promesses de souffrances et de regrets.
— Regarde Maman, celle-ci on dirait un pistolet ! S’exclama un bambin.
— Ça ne ressemble pas au siège d’une société d’élite. On dirait plutôt une foire, commenta Kalina.
— C’en est une.
Svilen observa le gamin aux yeux émerveillés. Peut-être l’avait-il été aussi, à un moment donné. Peut-être avait-il, comme lui, eu l’œil vif, empli de curiosité et d’envie. Peut-être avait-il inondé un adulte de questions et lu avec intérêt le descriptif de l’arme exposée à la vue de tous. Des armes, voilà ce qu’étaient les Javelin. Et les bureaux de la Sagaie avaient choisi de faire de leur hall d’entrée une vaste foire, où les écrans diffusaient en boucle les clips marketing vantant les mérites d’une gamme de produits dédiés à la transformation temporelle.
— Une foire. Ou un foutu marché noir.
— C’est peut-être un peu exagéré. Je ne suis pas sûre qu’il y ait des enfants au marché noir. Du moins, pas de leur plein gré.
— Les Javelin sont des armes. Et comme toutes les armes, elles sont redoutables. Autant qu’elles sont convoitées.
C’était la phrase la plus longue que Svilen Senko ait prononcé en sa présence mais Kalina ne s’en formalisa pas. Senko n’était pas facile à cerner, mais il faisait du bon boulot. C’était tout ce qu’elle avait besoin de savoir, avait décrété Vedran. Et c’était tout ce que Kalina savait.
Il n’avait pas décroché un mot durant le trajet jusqu’à la tour de verre bâtie sur plusieurs dizaines d’étages. Depuis leurs terrasses baignées de lumière, les hauts dirigeants de la Sagaie régnaient sur l’Arche. Kalina savait le combat de longue haleine que menait son oncle contre cette société privée qui avait changé le monde qu’il connaissait. Le monde d’autrefois, le monde figé au présent. Le monde où le passé n’était qu’évocations, et où le futur n’était qu’aspirations. Le monde qu’elle n’avait pas connu, ou si peu, trop lointain pour qu’elle s’en souvienne avec exactitude.
— J’avais une Javelin à la maison, quand j’étais enfant. C’était une Rein-In. Un des premiers modèles, j’imagine que les nouveaux doivent être plus malléables maintenant. Mon père avait un cancer, ça nous a bien aidé. Une pression, et la progression ralentissait pour quelques semaines.
— De la poudre aux yeux.
Senko avait l’air d'être un habitué des lieux. Kalina accéléra le pas pour trotter dans son sillage. S’il était un peu plus avenant, Svilen Senko pourrait être un homme à femmes.
Quotidiennement mal luné, il était juste le genre de type qui portait les cheveux longs parce qu’il avait la flemme de les faire couper, de la même façon qu’il les avait laissés prisonniers de la veste qu’il avait enfilée en sortant de la voiture. Kalina rêvait de pouvoir les extirper du cuir noir aux sigles cousus d'or mais ne s’y risqua pas. Elle avait assisté au vol plané d’un type qui était entré dans l’espace très privé de son binôme. Et elle aimait trop sa colonne vertébrale pour la sacrifier sur l’autel du titillement.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un coulissement discret, à peine perceptible. La mélodie indiquant chaque palier était agréable, légère. Un brumisateur parfumé accueillit leur entrée dans l’espace vitré et pour la première fois de sa vie, Kalina contempla l’Arche depuis les hauteurs avec une impression de fraîcheur.
— Ce n’était pas de la poudre aux yeux. Ça fonctionnait vraiment. Et ça nous laissait le temps de réfléchir à de nouveaux traitements. Mon oncle déteste cette entreprise, il voit les Javelin comme le fléau de l’humanité. Je ne suis pas d’accord. Si on s’en tient aux consignes, elles nous rendent la vie plus facile.
— La vie n’est pas facile. S’ils veulent la faciliter, qu’ils trouvent comment stériliser la population. Puisqu'on ne peut pas empêcher les gens de baiser. Pas de reproduction, pas de vie. Pas de vie, pas de difficulté.
Kalina grimaça. Derrière ses traits presque juvéniles, Senko réfléchissait comme un vieux désabusé. Un bon coup de Rein-In ne lui ferait pas de mal, même si elle doutait que les radiations soient en mesure de rendre à l’agent taciturne son âme d’enfant. Jusqu’ici, les prouesses des Javelin n’avaient impacté que les organismes cellulaires et n’influaient pas sur la personnalité ou l’âge mental d’un individu ciblé. Bien sûr, il y avait eu des cas de dégénérescence cérébrale, des traumatismes psychiques, mais pour Kalina, ce n’était pas différent des études faites sur les troubles comportementaux de ceux à qui on avait donné les premiers téléphones intelligents au début du siècle.
L’incident d’aujourd’hui était un incident. Un accident malheureux, qu’il convenait de tirer au clair rapidement pour éviter que d’autres ne surviennent.
8 commentaires
Hélène Hylias
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Il y a 4 ans
Jessica Lament
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Il y a 4 ans
Rébecca Langer
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Il y a 4 ans
Sabrina A. Jia
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Il y a 4 ans