Fyctia

[Coming home – The Light The Heat]

Je déboutonne ma chemise et passe un t-shirt de rechange ainsi qu’un pantalon. Pour les baskets, je crois qu’elles sont foutues. Heureusement, j’en garde une vieille paire dans mon casier.

Cette journée a eu le mérite de casser ma routine.

En passant dans mon bureau pour prendre quelques dossiers pour travailler un peu chez moi, je m’arrête devant le tiroir. Mes mains l’ouvrent avant que je réfléchisse à mon geste. Machinalement, je prends le porte-document qu’il contient. Je connais ces lignes par cœur. Je pourrais les réécrire mot pour mot. Mon œil avisé y cherche encore et toujours quelque chose.

On frappe doucement à la porte. Je renferme ma paperasse précipitamment. Le Dr Moore m’accorde un sourire en entrant dans la pièce.

Ses cheveux blancs sont coupés court et sa chemise impeccablement repassée donne l’impression qu’il est auréolé de lumière. Ses lunettes rectangulaires à la monture d’acier trônent sur son nez aquilin et rehaussent son regard perçant.

Mon maître d’apprentissage. Mon mentor.

— Dr Moore ? salué-je. Puis-je vous aider ?

Il désigne le tiroir.

— Tu étais penché sur un cas confidentiel ?

Je ne peux rien cacher au Dr Moore. Il est ce qui se rapproche le plus d’un père pour moi, ici. Je sors le dossier et le pose sur le bureau. Naturellement, mon mentor s’assombrit à sa vue.

— Tu es encore bloqué sur ça ?

Il soulève ses lunettes et frotte l’arête de son nez.

— Écoute, mon garçon, tu ne peux pas rester à ressasser le passé. Je croyais que nous en avions déjà discuté, il y a huit mois. Cette femme présentait des antécédents particulièrement difficiles. L’opération n’était pas sans risque.

— Je sais, monsieur. Mais le compte-rendu n’est pas très clair. Je me disais que si j’en discutais avec la personne qui l’a rédigée…

— Tu l’as déjà fait, Soren. Qu’est-ce que tu cherches à la fin ?

Son ton était devenu plus tranchant. Je peux comprendre son agacement. Moi-même, je ne sais pas ce que je cherche.

— Tu es sous pression. C’est normal, c’était une opération délicate.

— Pas si délicate que ça, marmonné-je.

Des opérations vasculaires de ce type, j’en ai déjà fait. Le Dr Moore me tapote l’épaule affectueusement.

— Tu as eu une journée difficile. Viens, je t’offre un verre.

Honnêtement, ce n’est pas de refus.

Le Giant Mountain Bar est le bar de référence de Twin Lakes. Pittoresque, comme disent les touristes. Une vue imprenable sur la montagne la plus haute de notre vallée, sur une partie du lac et des bières locales. Que demander de plus, à l’époque où les circuits courts sont de plus en plus recherchés par les consommateurs ?

— Deux pressions s’il te plaît, Jim, commande le Dr Moore en s’asseyant sur un tabouret.

Le chef du bar nous remplit nos verres et je me délecte lorsque la mousse mouille mes lèvres et que le liquide pétillant descend dans ma gorge. Frais, désaltérant, il chasse toutes les tensions de cette journée particulière.

— C’est laquelle ? demandé-je.

— Celle de la brasserie de Jack. Il en a ramené une pleine cuve ce matin.

Je claque ma langue.

— Vraiment pas mal.

Nous saluons le barman et restons un moment à déguster nos boissons. Les rires et le bourdonnement des conversations enivrent nos sens, nous faisant nous sentir moins seuls bien que nous soyons silencieux. Les boules du billard s’entrechoquent, suivies d’exclamations et d’applaudissement. Les fléchettes frappent en coups secs la cible de bois vieilli. L’odeur des frites et des burgers se mélange à cette ambiance conviviale pour créer une atmosphère propice à la détente.

J’aime bien venir ici. Comme la majorité du personnel de l’hôpital, ce qui n’est pas très original.

— Alors, comment ça se passe avec ta nouvelle interne ?

Je déglutis et pose ma chope. Le Dr Moore a toujours adoré mettre les pieds dans le plat.

— Je ne comprends pas pourquoi vous me l’avez confié…

— La vérité, Soren, - et tu ne m’en tiendras pas rigueur, je te prie – c’est qu’on me l’a confié, mais j’ai refusé. J’ai beaucoup à faire et j’approche de la retraite. Ma femme souhaite que je prenne un peu de repos en prévention. J’ai déjà tant donné à la médecine.

Je ne réponds pas. D’un côté, je peux comprendre. De l’autre… bon sang, se rend-il compte à quel point c’est une menace pour ma carrière ?

Puis, une idée traverse mon esprit.

Et si Moore était au courant de cet étrange secret qui entoure Erine ?