Fyctia

[Enemy – Cover by Jada Facer & Alex Goot]

Je sens une certaine tension lors de notre avancée dans les couloirs vers la salle de repos du personnel. La jeune femme – le Dr Erine Peters donc – ne m’adresse pas un mot. Son petit nez légèrement retroussé est relevé en signe de défi à mon intention. Son regard bleu de braise est fixé droit devant. Je me surprends à sourire en la regardant. Elle ne s’attendait certainement pas à se retrouver avec moi.

Moi non plus d’ailleurs. Je repense à ma conversation avec le chef, un peu plus tôt. Le fait que le Dr Peters soit la jeune femme qui m'a profondément captivé influe-t-il sur ma volonté d'avoir un moyen de pression sur elle pour éviter qu'elle ne me surpasse dans le milieu ?

Non.

Pas du tout.

— Vous me devez une paire de baskets.

Je ne sais pas ce qui me pousse à être aussi taquin avec elle. Sans doute ne sais-je faire que cela pour attirer l’attention d’une femme. Et pour découvrir son secret, je dois de toute façon me rapprocher d’elle.

Habituellement, ça marche. Un petit sourire, une main passée dans mes cheveux pour les mettre en arrière, un regard chaud et charmeur, une petite phrase bien placée.

Erine se plante dans le couloir et fait volte-face si vite que je manque de la percuter. Elle est furibonde, de toute évidence. Elle pointe son index sur mon torse et appuie avec force.

— Je vous préviens, Dr Walter, ayez encore une fois un geste déplacé envers moi et je préviens les RH avant de porter plainte au commissariat.

Je lève les mains en signe de paix.

— Dr Peters, je vous assure que mon intention de ce matin n’était pas… déplacée.

Elle m’adresse un regard outré. Je ne peux pas lui en vouloir. Comment justifier de manière crédible que mon téléphone est en roue libre depuis des mois ?

— Comment avez-vous trouvé pour cette femme ? poursuivis-je en espérant changer de sujet. La SEP se déclare habituellement avec plus de symptômes que cela.

Elle croise les bras.

— La plupart du temps, elle passe inaperçue. Mais il suffit de connaître tous ces signes, même les plus improbables, pour pouvoir diagnostiquer précocement un patient. Ça vaut pour toutes les maladies.

J’affiche une mine sarcastique.

— Je vois. Si je peux vous donner un conseil, en tant que votre titulaire, je vous dirais de faire attention à ne pas perdre trop de temps. Vous avez eu de la chance, Dr Peters, mais si vous tenez ce genre de protocole à tous les patients que vous rencontrez, vous ne vous en sortirez jamais. Les statistiques sont là pour nous aider à gagner du temps, et le temps c’est de l’argent pour vous, mais aussi pour cet hôpital.

Sa bouche se tord tant elle est indignée par ma remarque.

Douce petite interne. Elle n’est tellement pas prête pour la dure réalité de la médecine.

— Notre rôle est de soigner les patients, Dr Walter. Comment comptez-vous le faire si vous passez à côté de diagnostics ?

— Je maximise mon temps. Je ne sais pas comment ça se passait chez vous, mais nous ne sommes pas nombreux à Twin Lakes. Si vous perdez votre temps à soigner une patiente dans l’infime espoir que votre diagnostic s’avère exact, vous en perdez tout autant à ne pas prendre en charge d’autres patients. En tant que médecin, vous devez être partout. Vous ne pouvez pas vous permettre le luxe de vous attarder sur quelqu’un alors que l’urgence ne s’y prête pas.

Une infirmière m’interpelle à la croisée des couloirs, mettant fin à notre conversation.

— Mme Martinez demande toujours à vous voir.

Merde. Je l’avais oublié celle-là.

Il faut dire que j’ai dû réquisitionner un bac de lessive afin de tenter de rattraper mes baskets et mon jogging avant de filer sous la douche pour me débarrasser de cette odeur de café.

Sans compter les dossiers de demande d’opération que je n’avais pas traités hier soir.

Je soupire en prenant les papiers qu’elle me tend. Erine se penche pour regarder par-dessus mon épaule. Du coin de l’œil, je vois ses sourcils se froncer sous la réflexion.

— Pourquoi tient-elle tant à me voir ?

— Elle dit que vous êtes le meilleur, répondit l’infirmière en haussant les épaules.

Il y a d’autres cardiologues dans cet établissement. J’ai plutôt l’impression qu’elle veut me pourrir la vie.

— C’est plutôt flatteur, vous devriez en être reconnaissant, m’accuse Erine.

— J’ai suffisamment de fans comme ça.

Je sais que j’ai l’air d’un petit con prétentieux. Mais ce n’est que la vérité… N’est-ce pas ?

Et puis, une idée me vient. J’ai à peine le temps de réaliser que c'est une idée de merde, si je souhaite rétablir la situation avec cette jeune femme, que les mots s'échappent déjà de ma bouche.

— Bien, allons-y, Dr Peters.

Je lui fourre le dossier dans les bras et suis l’infirmière jusqu’à la salle des urgences.