Fyctia

[The Hills - The Weeknd]

— Que je quoi ?

Le soleil monte déjà haut dans le ciel et parsème le parquet clair du bureau du chef d’un halo doré. J’aurais dû commencer mes consultations il y a trente minutes déjà, mais j’ai dû passer minutieusement ce temps à tenter de rattraper ma paire de baskets et mon survêtement.

Fallait vraiment que j’aie décidé de m’habiller en blanc aujourd’hui…

— Chef, je suis encore en apprentissage, reprends-je, incrédule. Je ne peux pas avoir d’interne.

— Écoutez Dr Walter, nous sommes suffisamment en sous-effectif comme ça, soupire le Dr Velazquez. Je n’ai plus aucune place de libre auprès des titulaires. Si vous voulez discuter, prenez-vous-en plutôt au Dr Moore. Il trouve, au contraire, que ce sera un tremplin non négligeable pour votre carrière.

Les chirurgiens en fellowship, comme moi, peuvent prendre en charge des internes. Mais, en réalité, c’est une chose plutôt rare.

Je vois ça comme un obstacle à ma progression. Je n’ai pas que ça à faire de surveiller les gestes d’une interne.

— Et si je refuse ? dis-je d’un ton de défi.

L’orage passe dans le regard de mon patron.

— Je ne crois pas vous avoir donné le choix.

— Qui est cette interne d’ailleurs ? Pourquoi débarque-t-elle ici, en 2e année qui plus est ? Vous me refilez une redoublante ?

J’ai horreur de la médiocrité. Je ne suis pas le premier de ma promotion pour rien. Me coltiner une apprentie incapable de répondre correctement à mes questions ne va pas m’aider à la noter objectivement.

— Il s’agit du Dr Peters Erine, c’était la première de sa promotion, à Austin.

Une Texane ?

Je saisis le relevé de notes du Dr Peters et sens ma mâchoire se décrocher. Je suis le meilleur dans mon domaine. En tout cas, je le pensais avant de consulter les notes de ma future interne.

Elle frôle l’excellence.

Je me crispe dès que mes yeux tombent sur « spécialité chirurgie cardiovasculaire. »

Naturellement. Sinon, on ne me l’aurait pas confié.

Une vague d’orgueil me submerge. Je sens sa noirceur m’envelopper, ses murmures chantant dans ma tête.

Ma première pensée est gonflée de jalousie. Pourquoi ses résultats sont meilleurs que les miens l’ont été ?

Il n’existe personne de plus compétent que moi dans le domaine de la chirurgie cardiovasculaire (sauf mon mentor le Dr Moore bien sûr).

Qu’a-t-elle de plus que moi ? Qu’a-t-elle fait pour mériter ces résultats ? D’où vient cette injustice ?

Ma mâchoire se crispe. On ne peut pas travailler plus que je ne l’ai fait. J’ai travaillé si dur pendant si longtemps. Fais tant de sacrifices. Raté tant d’expériences pour en arriver là.

J’ai toujours su que le temps ne se rattraperait jamais, mais cela en valait la peine tant que j’étais le premier. À présent… une grosse amertume me consume la langue.

Puis, une seconde sensation vient m’étreindre. Plus doucereuse, plus veloutée. Elle a le goût d’un fruit trop mûr et curieusement enivrant.

Emplie de sournoiserie et de malice, elle lâche sa pensée perfide dans mon crâne : « Pourquoi l’aiderais-je ? »

Oh, il serait si facile de prétendre avoir fait son possible pour former une interne tout en étant soi-même encore en apprentissage, dans un hôpital en sous-effectif et au milieu d’un désert médical !

Si facile de prétendre que j’ai été submergé !

Le Dr Moore m’appuierait, je le sais. Je suis son successeur, son poulain, son champion dans ce milieu élitiste. D’un geste, il me sortirait de tout soupçon.

Car dans ce monde de requin, pour briller, il faut être seul sur le podium.

Et si j’aide cette femme, elle pourrait fortement me dépasser.

En tout cas, c’est une possibilité à ne pas écarter. Je ne peux pas prendre de risque.

Je dépose les notes sur le bureau et affiche un air soupçonneux.

Je vais à la pêche aux informations. Je dois en savoir plus sur elle.

— Vous ne trouvez pas curieux qu’elle débarque dans une petite ville à sa 2e année ?

Le Dr Velazquez reste de marbre.

— Les raisons de son arrivée ne concernent qu’elle et moi. Je l’ai embauchée, je vous soumets son apprentissage, point.

OK. Il y a anguille sous roche.

Je refoule le petit sourire satisfait qui menace de me trahir. Si cette interne détient un secret que le chef préfère garder caché, je suis prêt à tout pour le découvrir et m’en servir contre elle. Qu’on me la confie est plutôt avantageux, tout compte fait.

Si j’ai un moyen de pression sur elle, je peux éviter qu’elle me fasse de l’ombre.

— Puisque j’ai le choix…, fais-je en haussant les épaules avec désinvolture.