Fyctia
Chapitre 1.2 - 🐊
Luc, le Crocodile
— Shayam !
Une panique soudaine me rend l’usage de mes jambes et, dans ma précipitation, je renverse le tabouret. Je cours jusqu’à la porte. Trop tard.
Il file avec sa valise à roulettes sur le trottoir. Celle-ci se coince dans une plaque d’égout. Vas-y qu’il tire, il a vraiment envie de partir.
La gorge nouée, je cherche comment rattraper le coup. Il me reste dix jours pour ménager la chèvre et le chou : concilier l’exigence ultime de Shayam et la gestion du Tripot.
Impossible. Le virage est serré. Je vais voler dans le décor.
— Donne-moi quinze jours ! hurlé-je. Je te promets que je viendrai !
Il faut que je m’arrange avec le patron, et ce sera délicat.
— Dix, pas un de plus ! répond Shayam.
Il girouette sur lui-même. Mince, je crois qu’il pleure.
— Après, je n’en aurai plus rien à foutre ! me crie-t-il.
Cette conclusion me foudroie sur place, je crépite jusqu’au bout des phalanges. Sans la main chaleureuse de Jiss sur mon épaule, je me serais peut-être lancé à sa poursuite.
— Viens, mon gars, on va parler, toi et moi.
Après cette scène de rupture qui m’a noyé dans la honte et roulé dans le désespoir, le boss m’entraîne dans la remise. Il pousse un carton du pied et referme la porte. Je ne sais pas ce qu’il va me dire et s’il me lâche l’un de ces « un de perdu, dix de retrouvés », je ne donne pas cher de mes nerfs en pelote.
— Luc, tu es un mec en or, un type bien, commence-t-il. Tu te dévoues complètement pour le boulot, je n’ai rien à te reprocher.
J’attends la chute. Elle va galoper de sa bouche jusqu’à mes oreilles et ce sera un coup fatal. Je m’appuie sur le battant, bras croisés. Je n’arrive pas à y croire : je viens de me faire jeter. Le fait que cela se soit passé en public, devant mon patron, mon collègue et des clients, est un revers terrible.
Ma relation avec Shayam n’a connu que des hauts. Pas une dispute en douze mois de passion. Son tempérament conciliant et son optimisme contagieux ont transformé ma vie en un rêve éveillé. Ça, ajouté à la réussite professionnelle, j’estimais avoir atteint le paradis. Je n’ai pas capté les signaux d’alerte, ou j’ai refusé de les voir. L’addition est sur la table, salée.
— Tu tiens à lui, c’est évident, confirme Jiss. Je te comprends. Le grand amour, on ne le rencontre pas deux fois, ce n’est pas juste une connerie sentimentale entre lui et toi.
— Je devrais me précipiter vers le premier métro, réalisé-je. Il faut que je le rattrape, que je lui cours après. Il va à la Gare de Lyon, tu crois ?
— Luc, ça, c’est dans les films. Dans la vraie vie, on réfléchit. Il t’a donné un délai.
— Un ultimatum, corrigé-je.
J’imagine bien Balavoine ponctuer ce constat : Tous les cris, les SOS. La sono débute son show dans ma cervelle, je suis prisonnier dans un putain d’escape game musical dont je ne m’échapperai jamais. Ça m’arrive lorsque je suis stressé.
Dans la poche arrière de mon pantalon, je capte une vibration. Nom d’un Scopitone ! J’anticipe le texto miracle, un « je reviens et j’annule tout » : déception. Sept lettres encrées d’amour s’affichent sur l’écran : Mamaman.
On appelle ça : remuer le couteau dans la plaie. Crotte ! Je soupire, le front sur la coque du smartphone.
— On va essayer de régler ce problème, mon pote, me rassure Jiss.
— Mais… tu pars ce soir !
Je détaille Jiss, mon re-père. Jean-Charles Lejeune, de son vrai nom, c’est ma boussole. De l’existence d’ermite à celle du gros fêtard, ce gaillard d’une cinquantaine d’années a tout vécu. S’il a commencé ingénieur dans une multinationale, il a aussi traversé les continents en tant qu’interprète avant de s’isoler entre les murs d’un monastère au Tibet. Après la mort de sa femme, pendant la pandémie, il a décidé de changer de vie et de suivre sa passion. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés.
Il avait les moyens et les connaissances pour monter sa boîte et le Tripot a vu le jour. Un bar à jeux au décor hétéroclite avec des cocktails détonants. À nous deux, nous gérions l’entreprise à ses débuts puis, le succès aidant, nous avons dû appeler du renfort. Je me suis tourné vers Zayn, il avait toujours eu la fibre du jeu, lui aussi.
Avec ses cheveux gris coupés ras, le chef impose le respect, rien que pour son expérience de capitaine de navire. Un mot de Jiss, et le monde se plie en cocotte de papier. Son charme naturel s’accorde avec sa carrure évoquant celle d’un vieil acteur hollywoodien – du genre à faire ses cascades tout seul – en témoignent son tee-shirt moulé sur ses muscles en bronze et la cicatrice sur sa nuque. Je n’ai pas souvent prononcé un « non » face au grand patron et je ne commencerai pas aujourd’hui.
— Ça fait un moment qu’on en parle, reprend le boss. Je ne peux plus reporter mon opération. D’ailleurs, j’ai appelé ma fille pour qu’elle vous aide, le temps d’embaucher quelqu’un. Mais toi, qu’on soit bien clairs, tu vas partir à Marseille. Réserve ton billet, Croco.
— Jiss…
Il m’arrête d’une main autoritaire couverte de tatouages. Celui du crâne noir traversé par des serpents me coupe le souffle. En général, il fait son petit effet devant les clients les plus revêches.
— Donc on reformule : Luc, tu as dix jours pour me dégoter quelqu’un qui gérera le Tripot, notre bijou.
— Mais… et si je ne trouve pas ?
— Démerde-toi, sinon ce sera toi le futur patron. Parce que soyons réalistes : personne d’autre n’est à la hauteur.
Le cadeau est faramineux, je devrais sauter de joie : c’est une folle bénédiction ! Bien que cela signifie crever ici, en célibataire au cœur brisé, loin de Shayam.
Et le Tripot : c’est bébé ! Je veux en prendre soin.
Quant à Jiss, il a raison. Il ne tiendra pas une semaine de plus, son dos le fait atrocement souffrir. En général, il vient l’après-midi à l’ouverture, puis il s’échappe au bout d’une ou deux heures, rompu par ses lombaires qui finissent par le terrasser. Il a un peu trop roulé sa bosse, le chef.
Rien ne le fera changer d’avis. Après l’opération, repos. Il a acheté une villa sur la Côte d’Azur. Au programme : piscine, filles en tenue légère et sirop menthe à l’eau. Jiss l’épicurien n’aura pas longtemps mouillé l’ancre à Paris. Ce n’est pas sa relation d’un soir avec Gina, la cuisinière du Tripot, qui l’aura convaincu d’arrimer son âme à la capitale.
Dans les prochains mois, il restera propriétaire du bar à jeux et veillera de loin sur son avenir pendant que quelqu’un ici assumera la succession, et cela ne peut pas être moi. Alors, je cherche une solution…
— Ta fille peut s’en occuper, non ?
Il m’observe, interloqué, comme si je venais de formuler la plus grande connerie de l’univers.
— Oublie, conclut-il. Ludivine est un peu… Disons qu’elle n’est pas faite pour gérer les lieux. Il faudra juste la former pour servir quelques verres, afin de dépanner. Ce sera temporaire.
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Elo !
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Tatiana Ameya
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stéphanie LAGALLE
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