Fyctia
Chapitre 3 - Partie À
— Seo Rin —
Et ça fait déjà 14 heures qu’il hurle.
Je l’ai vu.
Depuis le début.
Depuis la toute première seconde où cette vidéo s’est lancée sur mon écran.
Pas de son, mais je n’en ai pas besoin. Ses cris, je les entends dans ses yeux, ses convulsions, ses spasmes, son corps qui se tend, qui s’effondre, qui se débat.
Il l’a torturé, lentement, méthodiquement. Je l’ai regardé suffoquer sous un sac plastique. Se faire brûler avec un fil chauffé à blanc. Implorer. Baver. Pisser de peur. Je l’ai vu perdre sa dignité, son nom, sa raison.
Et je n’ai jamais détourné les yeux.
Quatorze heures à regarder un homme se faire briser. Quatorze heures à le regarder tomber en morceaux… Et moi, immobile, le dos droit, dans cette salle de classe, comme si rien ne comptait plus que la géométrie vectorielle.
Je suis peut-être une élève modèle. Mais je suis avant tout une excellente observatrice.
Et aujourd’hui, j’observe un homme mourir. À petit feu.
Le chrono tourne encore, là, en haut à droite de l’écran.
31:08:11
31:08:10
31:08:09
Je souris.
Le jeu continue.
Mais ce n’est pas le chrono qui m’énerve. Ce n’est pas le fait que ce soit une nouvelle cible.
Non.
C’est le fait qu’on ait osé me donner un délai.
Qu’on m’impose un rythme.
Un choix.
Une mission.
Comme si j’étais un pantin.
Je suis peut-être beaucoup de choses, mais je ne suis pas un pion.
Je range mon téléphone. Le prof parle encore. Ses mots flottent dans l’air comme de la poussière morte.
— Bien. Alors, si on veut déterminer les coordonnées du vecteur AB, avec A(2 ; -3) et B(5 ; 1), Seo Rin, tu peux nous guider ?
Je lève les yeux. Mon regard traverse la pièce. Il ne s’accroche à rien. Je réponds sans réfléchir. Ma voix est calme. Tranchante.
— On soustrait les coordonnées respectives. Donc AB = (5 - 2 ; 1 - (-3)) = (3 ; 4). C’est un vecteur orienté vers le Nord-Est, si on schématise.
Le prof me fixe, une seconde de trop. Comme s’il se demandait si je suis encore vraiment là. Ou si je ne suis qu’un écho.
Une machine.
— Euh… oui. C’est exact. Merci, Seo Rin.
Je reprends mon stylo. Mes doigts sont posés dessus comme sur une arme.
Je n’écris rien.
J’ai l’impression de flotter à la surface d’un acide lent, qui ronge sans brûler. Le monde autour de moi est flou. Mais la douleur à l’écran, elle, est d’une précision chirurgicale. Et elle continue.
La pause entre deux cours : Le moment préféré des parasites.
Les élèves sortent, bavardent, rient trop fort. L’air est saturé d’odeurs de parfum bon marché, de chips épicées et de mensonges sociaux.
Je reste à ma place, je continue d’étudier malgré le bruit.
Et c’est là que ça arrive.
— Dis donc, Min Cheol, tu as vu la petite Ji Woo ? Sérieusement, on dirait une version muette de toi.
Rires gras. Quelques têtes se tournent. La fille baisse la tête. Elle tripote la fermeture de sa trousse, les doigts tremblants.
— Elle est mignonne, hein ? Mais faudrait qu’elle dise merci quand on lui parle. C’est la base, non ? C’est pas parce que t’as un visage de poupée que t’as le droit d’ignorer les gens.
La voix qui parle est celle de Kang Ho. Veste de foot, et un ego trop grand pour une salle aussi petite. Il parle fort. Il veut qu’on l’entende. Il veut que tout le monde sache qu’il domine.
La fille ne dit rien, elle baisse les yeux. Se recroqueville sur sa chaise. Elle est trop fine, trop timide, trop facile à casser.
Kang Ho s’approche. Penche la tête vers elle, trop près.
— T’es sourde ? Ou juste mal élevée ?
Elle sursaute. Cherche un échappatoire invisible. Elle ouvre la bouche. Aucun son n’en sort.
Il rit.
— Oh… elle tremble. T’as peur de quoi ? C’est un compliment, princesse. Souris, au moins.
La tension monte. Les rires se fanent. Un malaise s’installe, et elle, elle se met à pleurer.
Moi, je n’ai pas bougé. Je les observe. Un œil sur Kang Ho, un autre sur la fille. Je vois son poignet tressauter. Son souffle court.
Je pourrais ne rien dire, ne pas me mêler.
Mais ça fait du bruit.
Et moi, je déteste le bruit.
Je me lève lentement. La chaise grince. Tous les regards glissent vers moi.
Je m’approche de la fille. Elle me regarde, yeux grands ouverts, noyés dans ses larmes. Je me penche. Ma voix est basse, nette.
— Tu pourrais pleurnicher moins fort ?
— …Pardon ?
— Ça me déconcentre. Ton petit cœur qui bat trop vite, c’est agaçant.
— … Je…
— Si t’es pas capable d’encaisser un peu de pression, fallait rester chez toi.
Silence complet.
Kang Ho recule d’un pas. Pas par peur. Par surprise. La fille ne bouge plus, ses lèvres tremblent. Et, elle pleure en silence maintenant. Je me redresse, et je retourne m’asseoir, tranquillement. Le prof entre, la cloche sonne. Et moi, je reprends mon stylo.
Une heure plus tard, je demande à sortir.
— Je ne me sens pas très bien, Monsieur. Un mal de tête.
C’est un euphémisme.
C’est comme si quelqu’un tambourinait dans mon crâne avec une barre de fer. Comme si chaque battement de mon cœur frappait directement contre mes tempes. Comme si mes pensées hurlantes cherchaient une sortie, prêtes à percer mon crâne de l’intérieur.
— Hmm… d’accord, Seo Rin. Tu peux aller seul à l’infirmerie ou tu as besoin qu’on t’y accompagne ?
— Je sais encore marcher, M.Lee.
Le couloir est vide, silencieux. Trop silencieux. Chaque pas résonne comme une gifle dans ma tête. J’ai envie de me cogner contre les murs. Fort. Jusqu’à faire saigner la douleur. Mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne.
Alors je marche. Droite, lente. Comme si je contrôlais encore quelque chose.
Et puis je la vois.
Au sol.
Effondrée contre un casier.
Celle de tout à l’heure. Je ne connais pas son prénom ni son nom. C’est inutile, ça ne change rien.
Elle tremble. Elle suffoque. Ses mains griffent l’air comme si elle essayait de s’en extraire. Elle est petite, recroquevillée. Brisée.
Pathétique.
Elle était sortie avant moi. Elle aussi avait prétexté une migraine.
Visiblement, elle n’a pas tenu jusqu’à l’infirmerie. Elle n’a même pas passé les casiers. Ses yeux se lèvent vers moi. Rougis. Délavés.
Je m’approche d’elle. Je m’accroupis à son niveau. Elle gémit. Elle tremble.
Je sors un mouchoir de ma poche. Je lui tends, lentement. Comme un geste humain. Mais mes mots ne le sont pas.
— Essuie ton visage. T’as l’air encore plus faible que tout à l’heure. C’est gênant.
Elle ne dit rien, elle ne peut pas. Et, moi, je me relève, sans attendre de réaction. Ma tête est sur le point d’exploser. Alors je ne perds pas plus de temps. Je continue mon chemin. Je ne me retourne pas. Sa douleur ne m’intéresse pas. La mienne suffit à me détruire.
Mais… Et si quelqu’un payer pour ma migraine ?
L’infirmerie peut attendre.
Je dois réfléchir à un jeu.
Un jeu où je ne suis pas un pion, mais la pièce maîtresse.
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