Fyctia
Chapitre 1 : Samia 1/3
De nos jours.
Je me réveille, les yeux à peine ouverts, tandis qu’une lumière froide filtre déjà à travers les fenêtres de ma chambre. Le soleil d’hiver, pâle et blafard, projette de longues ombres sur le sol. Cela signifie une seule chose : il fait froid, glacé même. Mais bon, c’est janvier, après tout. Le mois qui m’a vu naître, mais aussi celui qui ramène à la surface des souvenirs que je préférerais oublier.
Je regarde autour de moi, mes pensées flottant dans un brouillard épais. Aujourd’hui, je suis là, vivante, toujours marquée, mais plus forte qu’avant. Pas autant que je le souhaiterais, mais plus qu’hier. Il m’a fallu des années pour arriver à ce point. Douze ans, pour être exacte. Douze ans à essayer de retrouver une normalité, à guérir de ce que j’ai vécu. Mais certains fantômes ne disparaissent jamais vraiment.
— Allez, Samia, debout, les Schtroumpfs ne vont pas tarder à se lever, me dis-je pour me donner un peu de courage.
C’est ma façon de rire dans l’ombre.
Je me lève, traînant mes pieds nus sur le parquet glacial, et me dirige vers la salle de bain. Le miroir me renvoie une image familière, mais que je déteste. Mon reflet m’écrase un peu plus chaque jour. Pourtant, je n’ai plus le droit de pleurer. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.
Oui, je vais souffler mes vingt-six bougies. Mais au fond de moi, il y a ce chiffre qui me hante : 13. Mes treize ans. L’âge où tout a basculé, où mon corps et mon âme ont été brisés. Deux semaines plus tard, ma vie entière a changé. C’est ce jour-là que j’ai été arrachée à mon quotidien. Enlevée. Emprisonnée dans un autre monde. Je frissonne rien qu’en y pensant. Chaque année encore, ce souvenir revient comme un écho sourd, de plus en plus fort, de plus en plus oppressant.
Dans deux semaines, ce sera encore pire. La grisaille, les angoisses qui montent, les nuits interminables où les cauchemars se mêlent à la réalité. C’est toujours pareil. L’ombre du passé ne me lâche jamais. Elle m’étreint à chaque date anniversaire.
Je secoue la tête, essayant de chasser ces pensées sombres.
Un rapide passage dans la salle de bain, et je me retrouve de nouveau face à ce miroir. Mon visage. Mes cheveux blonds comme des champs de blé. Mes yeux, d’un bleu si clair qu’ils semblent presque transparents. C’est pour ça que je porte des lentilles de contact noires. Et ce foulard, ce turban, toujours là pour cacher une partie de moi. Cette partie que je refuse de montrer. Ces parties de moi qui m’ont valu d’être kidnappée.
Mon corps… Je ne peux pas le regarder. Je le dissimule sous des couches de vêtements amples. Trop de souvenirs. Trop de cicatrices. Des brûlures de cigarettes, des lacérations, des tatouages indélébiles. Ils marquent encore mon âme. Ces croix gammées gravées sur ma peau, ces stigmates d’un passé que je ne pourrai jamais effacer. Je pourrais les couvrir, peut-être, avec d’autres tatouages. Je devrais. Mais suis-je prête ? Ai-je vraiment le droit de tourner la page ?
Je secoue à nouveau la tête, enfile un jean brut et un pull qui descend à mi-cuisses, puis ouvre la porte. L’odeur du café me parvient immédiatement, et je souris malgré moi.
En bas, les bruits de la cuisine me parviennent : des voix, des rires, des assiettes qui s’entrechoquent. La scène qui se déroule devant moi me touche plus que je ne veuille l’admettre. Samir est là, avec nos enfants, en train de préparer le petit déjeuner. Il porte un tablier trop petit pour lui, et ce détail me fait sourire.
Samir. Mon mari. Celui qui a été là, dans les bons comme dans les mauvais moments, depuis plus de dix ans. L’homme que j’ai épousé quand j’avais quinze ans, et lui vingt. Vous vous demandez sûrement pourquoi une histoire comme la nôtre a commencé si tôt. Laissez-moi vous dire que ce n’était pas un conte de fées. Pas de mariage féerique, pas de familles idéales. Quand tout a basculé, ma réalité a changé, mais pas comme on pourrait l’imaginer. La réalité n’est jamais tendre. Je vous raconterai tout ça, mais pas maintenant. Laissez-moi profiter de cette scène.
Je m’avance lentement dans la cuisine, le cœur plus léger qu’il ne l’était tout à l’heure, malgré le poids de mes pensées. Les rires des enfants résonnent dans l’air comme une douce mélodie. En silence, je m’adosse à l’encadrement de la porte en bois, observant la scène qui se déroule sous mes yeux.
Samir, mon mari, se tient devant le plan de travail. Je ne peux m’empêcher de sourire en le regardant. Grand, environ un mètre quatre-vingts, avec des cheveux noirs épais qui encadrent son visage dans une coupe un peu sauvage, il dégage une présence rassurante et forte. Son regard, d’un noir profond et éclatant, est concentré sur la pâte à pancakes qu’il mélange soigneusement. Avec son allure imposante et ses épaules larges, il pourrait intimider n’importe qui, mais dans cette cuisine, il n’est qu’un père aimant, entouré de ses enfants, à qui il n’a pas de mal à montrer ses émotions. Mon cœur rate un battement. Je chasse rapidement cette sensation, me rappelant que nous ne sommes pas intimes, mais l’effet qu’il a sur moi est indéniable depuis ces quatre dernières années.
Les Schtroumpfs, comme je les appelle affectueusement, s’affairent chacun à leur tâche. Djibril, mon aîné, remue les œufs avec concentration. Grand pour ses treize ans, il a une stature qui attire les regards. Ses cheveux noirs contrastent avec ses yeux d’un bleu translucide, identiques aux miens. Avec sa peau claire et ses traits délicats, il dégage une aura mystérieuse, mais son sourire rieur le trahit : il reste un enfant, malgré ses origines complexes.
À ses côtés, Sofia, huit ans, prépare des tartines avec application. Adoptée il y a trois ans avec sa petite sœur Luna, elle a de longs cheveux châtains lisses et des yeux verts pétillants qui reflètent une vivacité sans limite. Une fois qu’elle sera vraiment plus à l’aise avec nous. Sa peau cuivrée, héritage de ses origines mexicaines, illumine littéralement la pièce. Quant à Luna, perchée sur un tabouret pour atteindre le plan de travail, elle supervise l’opération avec une autorité presque comique. Avec ses cinq ans, elle partage le même teint doré et les mêmes cheveux et yeux que Sofia, mais ses grands yeux malicieux et son énergie débordante la rendent unique.
3 commentaires