Fyctia

Sans attendre de réponse, Patrice raccroche et se sent vraiment gêné. S’il s’écoutait, il soutiendrait Marianne et Clotilde malgré les vieux liens d’amitié qui le lient à Lionel. Mais, malgré son poste de directeur de l’information, il n’a pas les mains libres et doit obéir à son supérieur. Et puis, les téléspectateurs de la chaine ne comprendraient pas qu’on trouve des excuses à celles qu’ils aiment insulter derrière leur télé. Il a soudain une idée, la défense des fugitives pourrait venir d’un autre média. Ainsi il garde sa conscience tranquille, obéit à son supérieur et rend le service demandé par son ami. La situation lui parait parfaite. Immédiatement il cherche un nom dans le répertoire de son téléphone.

Au même moment, le téléphone de Martin Tramontel sonne et il est surpris de découvrir le nom de Patrice Contrepoint, son ancien camarade de l’école de journalisme avec qui il était en concurrence pour être major de la promotion. Vingt ans plus tard, tous les deux ont fait du chemin mais restent concurrents puisque Patrice est responsable de l’information sur News Tv, la principale chaine concurrente de La chaine info dont il a la responsabilité. Martin s’était d’ailleurs vu proposer le poste de Patrice mais il avait préféré rester au sein de l’audiovisuel public, refusant pas être bridé par les intérêts d’un patron de chaine privée. Il sait bien que c’est le cas pour son ancien camarade d’études.

— Salut Patrice, dit Martin après avoir décroché, ça fait plaisir de t’entendre. Ça fait longtemps.

— T’as raison, je manque de temps et j’oublie les copains. C’est d’ailleurs pour une raison professionnelle et pas amicale que je t’appelle. Tu dois avoir entendu parler du fait divers qui est arrivé hier tôt dans la matinée où une adolescente a été arrêtée sans permis au volant d’une voiture.

— Si tu parles de ce que tout le monde appelle « L’affaire Jonquier de Frissac », c’est difficile de passer à côté, d’autant plus que ta chaine en parle à longueur de journée. Et oui, comme tu vois, il m’arrive de regarder la concurrence.

— C’est pas de gaieté de cœur que j’en parle autant. Mais les audiences sont ce qu’elles sont et le boss a bien remarqué que les gens aimaient casser du sucre sur le dos de la jeune inconsciente. Donc News TV n’a pas fini d’en parler mais La chaine info pourrait faire entendre un autre son de cloche.

— C’est à dire ?

— C’est à dire que, comme je fais mon boulot consciencieusement, j’ai appelé la gendarmerie de Lisognan, le village provençal où Marianne Jonquier de Frissac a été arrêtée avec sa mère et son petit frère. Et bien j’en ai appris de belles. La fuite de cette ado et de sa mère n’était pas du tout une lubie de bourgeoises. Depuis un mois, soit le début du confinement, le père de famille cogne régulièrement sur sa femme et l’ambiance dans la famille était devenue insoutenable.

— Donc, si je comprend bien, ça a été une fuite pour se préserver. Mais comme ton patron a trouvé le bon filon, il ne veut pas que tu fasses passer cette ado et sa mère pour des victimes.

— Et, pour ne rien arranger, le père de famille Lionel Jonquier de Frissac est un ami de quarante ans. On a été ensemble du CP à la seconde.

— Lionel Jonquier de Frissac…le patron des sidérurgies Frissac ? C’est lui le mari violent ?

— Lui même, le chef d’entreprise moderne et en avance sur sont temps qui veut devenir maire de sa petite ville. Je viens de l’avoir au téléphone et j’ai eu du mal à croire qu’il ait pu être mon ami. Le pire, c’est qu’il considère que c’est normal. Comme si tous les maris battent régulièrement leurs femmes. En plus, on m’a demandé de préparer, demain matin, une interview complaisante de lui où il se posera en victime et en père éploré qui veut revoir ses deux enfants.

— Je suis bien content d’avoir refusé ton poste d’autant plus que, dans ce cas, tu aurais certainement eu le mien et que je suis vraiment très bien où je suis. Mais, avec le public de ma chaine qui est de gauche voire gauchiste, ça va être difficile de leur faire prendre la défense de deux aristocrates.

— Le vrai aristocrate dans le couple c’est Lionel. Le nom de jeune fille de Clotilde est Pellegrin puisque c’est celui de son frère chez qui elle s’est réfugiée. Et puis ton public doit être sensibilisé aux sujets de société comme les violences faites aux femmes.

— Ça on peut le dire. Je te remercie du tuyau Patrice, mais j’ai l’impression que je te rend un sacré service.

— Ça c’est sûr, je vais pouvoir me regarder dans la glace demain matin quand je me raserai. Et, en même temps, j’obéis à mon supérieur et je rend le service demandé par mon vieil ami.

— J’imagine que Lionel Jonquier de Frissac est ravi de voir sa femme et sa fille présentées comme des délinquantes hystériques. D’autant plus qu’il y a un gosse dans l’histoire.

— Oui, Valentin, le petit a sept ans si ma mémoire est bonne. Le pauvre a du être traumatisé de voir son père taper quotidiennement sur sa mère.

— Et avec le huis clos provoqué par le confinement j’ose à peine imaginer le nombre de foyers où se déroulent de telles scènes en ce moment même.

— Ils sont certainement innombrables, dans toutes les couches de la société. Et c’est une raison de plus pour en parler.

— Tu as raison. Il est bon de faire entendre les deux sons de cloche dans les médias.

— Tout à fait Martin, vive la pluralité journalistique.

— Une chose me fait plaisir Patrice, je vois que ta conscience de journaliste est intacte et c’est tout à ton honneur. Selon l’expression consacrée toi et ta chaine restez nos concurrents et amis.

— C’est ce que je pense aussi mais il ne faut pas trop le dire au patron de ma chaine. Lui veut vous atomiser et vous voir disparaitre des grilles de programme.

— Et bien tu sais quoi ? Ça m’étonne même pas de lui et je l’emmerde.

Après avoir éclaté de rire Patrice Contrepoint raccroche et parait satisfait. C’est l’esprit libre qu’il rejoint sa femme et ses enfants qui l’attendent dans le salon. Quoi qu’en dise Lionel, il est tout à fait possible de passer le confinement dans un foyer soudé et aimant avec peu de tension et sans le moindre coup.