Fyctia

Helena

J'attends sur le trottoir qui longe le Gusto Grove, à l'heure pile. Les lettres du nom de l'établissement sont mises en avant au-dessus de la façade. Bien qu'il ne soit pas aussi lumineux que la pizzeria, il nous est tout de même simple de les apercevoir. De grandes baies vitrées offrent une vue sur l'intérieur qui est dans une décoration des années soixante. Une sorte de Memphis café, mais un peu plus raffiné. Je pousse la porte battante et je suis immédiatement accueillie par un homme qui se tient derrière la caisse.

— Madame, bonsoir, avez-vous une réservation ?

J'acquiesce.

— C'est au nom de…

J'ignore totalement duquel il s'agit. Je n'ai pas pensé à lui réclamer, je ne lui ai pas donné mon numéro de téléphone – chose plutôt intelligente ironiquement parlant – et je n’ai bien sûr aucun moyen de le savoir.

— Son prénom est Craig, si cela peut vous aider. Parce qu’à vrai dire, je n'ai pas son nom de famille.

Les sourcils froncés, il parcourt un instant sa feuille avant de me sourire.

— J'ai bien un Craig qui a demandé pour deux personnes. Il m'a également informé que vous arriverez peut-être à l'avance. Suivez-moi.

Je souffle un merci, puis marche à sa suite. Il m'indique de la main une banquette dont le cuir est teinté d'un ton pourpre, et il s'éclipse alors que je prends place. Comme je l'avais deviné, il y a pas mal de personnes ce soir. Beaucoup d'étudiants que je connais de vue, d'autres à qui j'ai parlé fut un temps, tandis que certains, je ne les connais pas.

Je balaie du regard la table blanche et plante mes iris sur les deux petits pots qui renferment du sel et du poivre. Près d'eux, un support dont une carte de dessert est disposée, loge aux côtés d'une boîte de serviettes. Je pose mes mains sur le bois en faisant attention à ne pas toucher les couverts qui patientent sur un papier sur lequel est proposés les menus. Mon soupir se mélange au son d'une musique rock. Creedence Clearwater Revival, l'une des chansons que nous écoutions beaucoup sur la route entre le Texas et le Mexique. Quand j'y repense, la fête traditionnelle qui se déroule là-bas début novembre va bientôt avoir lieu. Mais avant ça, il y a Halloween qui approche, et il serait temps que nous décidions de nos déguisements.

L'an dernier, en plus de l'avoir raté, je n'ai aussi pas fait la route jusqu'à Saltillo pour me tenir auprès de Bianca. C'est une coutume que l'on ne loupe jamais, mais les choses ont été bien différentes à cause de l'accident. En ce qui concerne ma prochaine venue, j'appréhende tout de même de faire un road trip aux côtés de Trevor ; cela risquerait d'être un carnage et je ne suis pas sûre que l'un de nous arriverait en vie chez la famille Prieto.

— Bonsoir, Helena, ça fait longtemps, tonne une voix rauque fusionnée à de la douceur.

Je relève le menton pour découvrir Abigail, qui me sourit de ses lèvres fines.

— Oh bonsoir, je pensais que tu étais partie en voyage.

Cette grande brune, au teint bronzé, était en dernière année avant que je ne me retrouve dans le coma. Elle était présente à la fête le fameux soir où mon accident s'est déroulé. J’ai trouvé en cette personne une complice, même si je ne l’ai pas fréquentée en dehors des cours ou des commémorations. Elle m’a apporté un réconfort précieux à l’hôpital avant son envol pour le Canada, où elle allait enfin réaliser mon rêve.

— C'est le cas, me répond-elle, en triturant son sac à main vert. Je suis juste rentrée cette semaine pour voir mes parents.

— Oh, c'est génial ça ! Quand repars-tu ?

— Demain matin.

— C'est super.

Elle lance une attention sur la banquette qui me fait face, tout en jetant des coups d'œil aux alentours.

— Tu attends quelqu'un ?

Je la connais assez bien pour concevoir qu'elle pense à Trevor. Elle ne doit pas savoir que notre amitié n'est pas revenue depuis son absence. Même si elle était prête à aller le ramener par la peau des fesses afin qu'il s'explique avec moi, je lui ai toutefois fait comprendre que je refusais de le recroiser ; chose qu'elle a respectée.

— J'attends un ami de Chad, finis-je par répliquer. Il doit avoir du retard, du moins je l'espère, ris-je.

Elle rit à son tour.

— Je vais te laisser, mes parents patientent dans la voiture. J'ai été ravie de te revoir, et de savoir que tu vas mieux. J'espère tout de même que tu me rendras visite au Canada, surtout que j'ai une chambre de libre.

— Bien évidemment ! m’enthousiasmé-je. Je m'y rendrai de ce pas après le diplôme.

Elle me souffle un super, juste avant de me tourner le dos et de rejoindre la sortie.

Les minutes passent de plus en plus vite, alors que Craig ne montre toujours pas le bout de son nez. Chad ne répond pas à mes nombreux messages, probablement trop occupé à préparer les pizzas. Maxine n’en sait pas plus que moi, elle qui l'a également rencontré l'autre soir. Peut-être que je ne lui conviens pas en fin de compte. Je ne peux m'empêcher de ressentir de la frustration face à un comportement aussi impoli. Me prévenir aurait été la moindre des choses. Je me serais épargnée un coiffage intensif, un maquillage ridicule et un essayage de vêtements inutile. Cela ne me dérange pas d'être rejeté par un homme, après tout, on ne peut pas plaire à tout le monde. Cependant, le respect n'est pas une option chez moi.

Alors que je commence à perdre sang-froid – un cœur tambourinant bien trop vite – dans une angoisse qui me submerge, devant une patience à toute épreuve, une présence se ressent tout à coup, sur ma droite. Finalement, c'est juste du retard. Je relève aussitôt la tête dans sa direction avec un large sourire.

— Eh bien, ce n’est pas trop Craig ! Je pensais que tu…

Ma joie s'estompe rapidement dans une grimace lorsque je découvre la personne qui se dévoile.

— Bonsoir, mi belleza. Ravi de te retrouver.