Gaëlle K. Kempeneers Aux quatre vents Nora

Nora

Des effluves chargées des carburants et des déchets humains, ainsi que des algues séchées se mêlent aux embruns iodés ramenés du large par les vents de plus en plus vigoureux.


Le froid perce les mailles de mon pull, pince mes joues et irrite mes yeux jusqu'à en tirer des larmes réflexes. De la porte entrouverte, j’entends les voix des débats stériles qui enflamment les plateaux télés depuis le début du millénaire.


Comment empêcher le dérèglement climatique ? Un rire amer m’échappe. Les côtes ont quasi disparu. N’y vivent plus que ceux qui n’ont pas les moyens de migrer dans l’intérieur des terres ou ceux qui recherchent l’oubli. Nous survivons entre deux tempêtes et inondations. Les habitants des terres plus au sud au-delà du Maghreb ne sont pas mieux lotis : incendies incontrôlables, sécheresses…


Le débat télévisé a changé. J’écoute distraitement les scientifiques et les politiques deviser sur le ralentissement de plus en plus marqué du Gulfstream – un autre effet du réchauffement climatique. Ils glosent sur la situation de notre côté de l’Europe dont le climat change inexorablement vers un refroidissement pendant que le reste du monde brûle. Des extraits d’interview outre-atlantique ponctuent les débats – certains posés et d’autres plus explosifs à coups de fake news.


Le vent océanique forcit et je frissonne comme les épaisseurs de mes pulls ne suffisent plus à me protéger du froid.

Sous mes pieds, je peux sentir la tempête approcher, le bois vibrer sous mes orteils. Les pilotis, les croisillons renforcés… La porte s’ouvre dans mon dos et des pieds nus tapent contre le bois traité. Il commence à s’écailler et remettre une couche du produit coûterait une fortune.


Comme beaucoup de choses, ces temps-ci.


— Tu es gelée, souffle Alice.


Elle me prend dans ses bras, frotte mes membres transis et je me rends soudain compte qu’elle a raison. Je n’ai pas seulement froid. Je tremble et mes ongles sont plus bleus que roses. Je n’ai pas vraiment envie de rentrer, pas tout de suite. Elle semble le comprendre car nous restons encore un instant dehors avant que les vents ne nous forcent à nous calfeutrer.


Comme à chaque fois, nous regardons autour de nous, nos rares voisins encore debout. À chaque tempête, c’est la même question : qui sera encore là après ? Nous nous dépêchons de rentrer.


La vieille guimbarde et le canot sont montés au même niveau que nous, bâchés et enchaînés. On a du stock, de l’eau potable, de la nourriture, de l’électricité encore pour quelques heures…


Il n’y a plus qu’à attendre que ça passe !

Le temps de s’assurer que tout est bien en place, les débats sont terminés et le journal télévisé a déjà commencé. Nous le prenons juste à temps pour l’annonce :


Judiciaire : le procès people le plus suivi de ces dernières années trouve enfin sa conclusion aujourd'hui. André Dedieu jugé coupable de viol aggravé et d’agression sexuelle sur Marion Debelde et sept des parties civiles qui…


Je n’entends pas la suite. Les paroles de la journaliste se noient dans du coton. Je regarde l’écran mais il se trouble. Je ne comprends pas vraiment ce qu'il se dit.


Coupable ?


Coupable !


Alors, ça y est ?


Je vacille. Je ne vois plus l’écran. Une main effleure mon épaule avec hésitation.


Je me rends compte qu’Alice m’appelle. J’ignore depuis combien de temps.


Mes joues sont mouillées. Les siennes aussi.


Je pleure.


Nous pleurons ?


Mais oui ! De joie ! De soulagement !


Ça y est !


Le cauchemar est fini !


Sa putain de cour de sales coqs virilistes va pouvoir aller pleurer toutes les larmes de leurs petits cœurs desséchés par la testostérone et la connerie ! J’ai gagné… non, nous avons gagné et pas eux !


Je jette mes bras autour du cou de Alice.


Elle rit à son tour, me serre contre elle sans retenue.


— Attends ! qu’elle me dit.


Elle file dans la cuisine.


J’écoute d’une oreille le journaliste annoncer les condamnations. Elles amènent à nouveau le sourire sur mon visage. Même si je les trouve toujours trop indulgentes – en échange de vies brisées quelques années de prison seulement, c'est du pipi de chat ! – mais ce n’est pas le même foutage de gueule qu’avec ses prédécesseurs…


Et… évidemment qu’il va faire appel.


Évidemment que ses avocats vont pleurer devant les caméras : mais enfin, ce n’est pas de sa faute, il a glissé, il est tombé et il est rentré malencontreusement dans des vagins qu’il savait pas qu’ils étaient là !


Mais c'est une victoire !


C’est un signe que la peur n’est plus seulement du côté des victimes. C'est encore timide mais je veux prendre les victoires là où je les trouve.


Alice en profite pour revenir de la cuisine avec une mignonnette de cava.


— Je sais que tu n’aimes pas boire, grimace-t-elle, mais ça mérite bien de marquer le coup !


Nous n’avons pas pensé à prendre des flûtes avec nous quand nous avons emménagé ici, il y a deux ans. Nous trinquerons donc dans des gobelets en plastique réutilisable.

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10 commentaires

Eva Boh & Le Mas de Gaïa

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Il y a 2 mois

Un quotidien bien sombre, plein de colère. Elle méritait bien une petite victoire :)

Gaëlle K. Kempeneers

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Il y a 2 mois

Oui. Ce n'est que le début

ambre_revant

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Il y a 2 mois

La situation n'est pas rose, mais au moins, elles ont de quoi se réjouir... ce début est intrigant et je me demande où tu nous emmène.

Gaëlle K. Kempeneers

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Il y a 2 mois

En pleine tempête.
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