Fyctia
Rupture
15 septembre 2026, Levallois,14h50
Je ne dormais plus. Enfin, si l'on pouvait appeler cela dormir. Des instants fugaces de repos entrecoupés de longues périodes d'éveils fiévreux. Les rêves me hantaient, mais c'étaient des rêves qui me laissaient dans un état de confusion extrême, comme si j'étais suspendue entre deux mondes, incapable de trouver la paix. Quatorze jours. Quatorze jours depuis l'incident, depuis ce moment où j'avais installé cette caméra, sans vraiment savoir pourquoi, juste pour me rassurer. Pour me convaincre que tout allait bien. Mais tout avait dérapé.
Le son de la caméra, ce cliquetis incessant, résonnait dans ma tête. Je ne pouvais plus m'empêcher de la vérifier, encore et encore. Chaque image sur cet écran me laissait un goût amer, une impression de suffocation. Parfois, je n'arrivais plus à respirer, comme si quelque chose m'étouffait de l'intérieur. Cette terreur… ce n'était pas juste la peur. C'était une angoisse viscérale, qui me tirait vers le bas. Une certitude, aussi absurde soit-elle, qu'ils étaient là. Là, chez moi, dans chaque recoin. Mais qui ? Et comment ? Personne n'avait forcé la porte. Aucun signe d'effraction. Juste cette impression que tout était faussé, que tout était devenu étrange et menaçant.
Je me demandais si je n'avais pas perdu la tête. Si, dans le tourbillon de la vie, du travail, des déplacements incessants, j'avais fini par me perdre moi-même. Peut-être avais-je installé la caméra avant de partir en vacances, dans un moment de folie passagère, un besoin de contrôler ce qui m’échappait.
Le médecin m'avait vue quelques jours après l'incident. Ses yeux pleins de sympathie, son ton rassurant… "Du stress", m'avait-il dit. Des calmants. Comme si c'était aussi simple. Comme si une pilule pouvait effacer tout ce que je ressentais. Mais je savais que ce n'était pas le cas. Il avait fallu que je me raccroche à cette promesse de réconfort. Un masque que j'avais mis pour continuer à avancer, malgré la peur qui se logeait dans chaque coin sombre de ma vie. Mais plus je m'accrochais à ce masque, plus je savais qu'il finirait par se fissurer.
— Alex, tu veux venir voir le nouveau décor du studio ? me demande Isaac en passant la tête par la porte et me souriant.
Je lève les yeux vers lui, à peine distrait de mes dossiers.
— Oh Isaac, je suis pas mal occupé. Je dois finir de trier les dossiers en cours pour la RH, avoue-je en baissant les yeux, espérant qu’il comprenne.
Mais il ne lève pas le pied.
— Allez viens, tu vas voir, ça ira vite, me dit-il en s’approchant de moi, un sourire insistant sur les lèvres.
Je le regarde un instant, l’esprit envahi par ce qui m’attend encore sur le bureau. Mais je sens la pression de son regard, et l'irritation s’installe. Je dois terminer, je ne peux pas perdre de temps.
— Quand j’aurai fini, dis-je en commençant à me retourner, espérant qu’il ne pousserait pas plus loin.
Mais, à peine ai-je tourné les talons que je sens une pression sur mon poignet. Une main ferme m'attrape, me fait pivoter, sans ménagement. Je reste figée une seconde, sous le choc. Isaac. Il me regarde, son sourire toujours là, mais cette fois, quelque chose a changé dans son regard. Il doit voir mon visage se fermer, car il passe du sérieux à un air enfantin, presque trop insistant.
— Allez, Alex, ça ne prendra que quelques secondes, me dit-il en me tirant vers lui, comme si je n’avais aucune chance de lui échapper.
L’irritation monte, mais je n’ai pas vraiment le choix, après tout. En traversant le seuil de son studio, je me sens envahie par un étrange mélange de curiosité et de malaise. Le décor me surprend. Un décor Far West. Une fausse porte de saloon, du foin éparpillé au sol… Tout dans la pièce me semble étrange, décalé. Le fond est occupé par le matériel vidéo, des écrans, une tour d’ordinateur, qui tranche violemment avec cette ambiance rustique.
— On va faire un jeu avec d’autres streameurs sur le thème Far West, alors j’ai tout aménagé, explique-t-il en me lançant un regard presque triomphant.
— Oh super, avoue-je, en tentant de feindre un intérêt pour ses mots.
Il continue de me raconter des anecdotes, mais je sens cette étrange sensation m’envahir de nouveau, comme si quelque chose en moi se déconnectait petit à petit. Plus je l'écoute, plus je le regarde, et plus les pensées s’enchaînent, rapides, incontrôlables. Isaac. Il sait tout de moi. Mon appartement, ma mère, mes amis… mais moi, qu’est-ce que je sais vraiment de lui ? Rien. Pourquoi ? Pourquoi ai-je l'impression qu'il ne veut pas que je sache autre chose de lui ? Et sans que je m'en rende vraiment compte, la question sort de ma bouche, brutale, inconsciente, mais qui me brûle depuis un moment.
— Tu cherches quoi ? Pourquoi tu es vraiment avec moi ? Pourquoi moi et pas une autre ?
Les mots me surprennent. Isaac s’arrête soudainement.
— Comment ça ? dit-il enfin, en se calant contre sa chaise de bureau, croisant les bras.
Je ne sais pas comment réagir. Mon cœur bat plus fort, l’adrénaline monte. Je pourrais me rétracter, m'excuser. Mais je sais qu'il faut que je lui dise ce que j’ai en tête. Je ne peux pas rester dans cette confusion, ce malaise. Je ne peux pas être cette fille facile qu'il manipule à sa guise.
— Pourquoi moi ? Pourquoi, tu peux te permettre de tout connaître de moi, et moi, je ne sais rien de ta vie ? Tu penses que je vais tout balancer ? Si j'avais voulu le faire, je l’aurais fait il y a longtemps, tu ne crois pas ? Tu caches quoi, Isaac ? Tu cherches quoi finalement ?
Mes mots résonnent dans la pièce, tranchants, comme une lame qui se faufile dans l’air. Je le vois se tendre. Son regard devient plus sombre, et son expression, plus froide. Il me fixe, et je sens la tension monter. Mais je ne recule pas. J'ai besoin de cette vérité, j'ai besoin de la comprendre, même si ça doit nous éloigner. Le silence s’installe alors, lourd, pesant, presque insupportable. Il ne répond pas. J’observe son visage, cherchant une réaction, un signe. Rien. Il semble en colère, peut-être même plus que je ne l'avais imaginé.
— Pourquoi faut-il que vous gachiez toujours tout ? lance-t-il finalement, la voix soudainement acerbe, avant de se lever brusquement et d'ouvrir la porte.
Je reste là, figée un instant, puis, poussée par une colère sourde, je me dirige vers la sortie. Mais alors que je suis sur le point de franchir le seuil, je m’arrête et me retourne pour le fixer, une détermination nouvelle dans les yeux. Nos corps sont proches, presque trop proches. Une énergie électrique, palpable, flotte entre nous.
— Tu ne veux pas répondre ? Pourquoi ? Et tu voulais dire quoi par "vous" ? lance-je, la voix soudainement plus forte, plus affirmée.
Je le vois se tendre à nouveau, comme si mes mots venaient de toucher une corde sensible, une frontière qu'il ne voulait pas franchir. Mais c'est trop tard. Le silence entre nous est brisé, et je ne peux plus faire demi-tour.
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