Fyctia

Pour la première fois de ma vie, je goûte à un moment d’une douceur incomparable. L’appréhension du contact avec la surface glacée de l’eau s’est retrouvée balayée en un instant. Je laisse tomber le gant au fond de l’eau pour effleurer l’étendue soyeuse et caressante du liquide chaud. C’est une première pour moi. C’est loin des cascades froides faisant bleuir ma peau lorsque je devais me résoudre à m’y baigner en plein hiver. Ici, c’est tout l’inverse. Après ce périple au milieu des terres rafraîchies par l’approche des saisons les plus rudes, le corps engourdi par les températures basses et malmené par le déluge se déchaînant à l’extérieur, je n’ose imaginer que ce qui se trouve dans la baignoire devant moi est réel.

Intriguée par le contenu, j’y plonge mon bras, et une onde de chaleur me traverse. Envoûtée par cette sensation délicieuse, j’en veux davantage. Alors je me redresse et passe l’une de mes jambes par-dessus le rebord. Le choc thermique éprouvé sur mes pieds encore frigorifiés manque de me faire perdre l’équilibre. Cependant, je me raccroche au bien-être ressenti en pénétrant dans l’eau et pose les orteils sur le fond du bac avant de glisser ma deuxième jambe dans le bain. Puis je m’assieds à l’intérieur de la cuve. Le contact de l’eau ne déclenche aucun dégoût, et cette sensation est inédite. Transportée par l’impression d’être dans un cocon, je me risque à immerger ma tête.

Mon esprit est comme catapulté hors de mon corps. Enfermée dans une prison d’eau, je ne reconnais pas le lieu où je me trouve. J’essaie de bouger, de respirer, mais rien ne se produit. Je reste immobile. Mon pouls accélère, aucun de mes membres ne réagit, l’air ne parvient pas jusqu’à mes poumons… Je suffoque.

Où suis-je ? Vais-je mourir ici ?

Je sens soudain une caresse mentale, rassurante. Je ne la reconnais pas, pourtant elle me semble familière.

— Bientôt…

Une voix souffle ce simple mot dans mon esprit avant que je ne sois aspirée ailleurs.

La panique s’empare de moi de plus belle et j’arrive enfin à inspirer. Sauf que je manque de m'étouffer. Ce n’est pas de l’air qui s’infiltre dans ma bouche, mais de l’eau. Instinctivement, je pousse sur mes bras pour retrouver la surface. Or, mes paumes glissent et mes gestes désordonnés, bien trop empressés, ne donnent pas l’effet escompté. J’avale une nouvelle goulée d’eau et manque de m’étouffer. Mon dos se cambre, secoué par un spasme de rejet. La peur s’empare de tout mon être.

J’aimerais crier, appeler à l’aide, pour qu’on vienne me sortir d’ici… à l’inverse, lorsque ma bouche s’ouvre pour chercher une échappatoire à ce gouffre qui m’aspire dans ses profondeurs, une vague en profite pour s’y engouffrer Mes bras battent le liquide, cependant je ne parviens pas à émerger. Rien ne va, rien n’est normal… Malgré moi, mon âme quitte mon corps, le laissant seul dans les abîmes de cette cuve maléfique.

Comment pourrais-je à nouveau affronter les eaux si je sors vivante de cet enfer ?

Je ne réussis plus à lutter. Je suffoque, les poumons remplis d’eau, le cœur prêt à s’échapper de ma poitrine. Je n’arrive plus à me débattre, c’est devenu trop pénible, mes muscles fatiguent bien trop rapidement sous l’effort vain, alors je rends les armes…

***

Pourquoi je flotte ? Mes mouvements sont de nouveau fluides, mes membres sont de nouveau vigoureux, en revanche, je ne parviens pas à bouger. Pourquoi est-ce que je me retrouve à nouveau dans cette pièce bizarre ? J'aimerais ouvrir la bouche, appeler à l’aide, sauf que l’eau qui m’entoure m’empêche d'effectuer le moindre mouvement.

Est-ce ici que je vais recevoir mon chemin de mort ? Le bon ou le mauvais ? Que découvre-t-on réellement quand on meurt dans ce monde ? C’est une question que je n’ai jamais posée. À la disparition de Magda, je m’étais interrogée sur ce que l’on devenait une fois que notre esprit n’est plus utile ici… Je n’ai jamais trouvé la réponse. Peut-être qu’aujourd’hui, je vais enfin l’avoir. Sûrement trop tard…

Une apparition attire mon attention sur la gauche. Me revoilà dans le même espace que quelques minutes auparavant, dans un corps qui n’est pas le mien. Une ombre se tient de l’autre côté du rideau d’eau et m’observe. Sa présence me déplaît. Comme si je le connaissais, mon corps réagit à sa proximité. Un feu bouillonnant s’empare de mes veines, prêt à jaillir à la première occasion. Mais ce brasier ne rivaliserait pas avec la cascade qui me sépare de l’inconnu. Je ne distingue ni les traits de son visage, ni la couleur de sa peau car aucune lumière ne l’éclaire directement. Ce détail me perturbe… Je n’ai jamais eu de difficulté à voir dans le noir.

Pourquoi ai-je soudain perdu cette faculté ? Est-ce un début ? Un recommencement de zéro ? Une suite ?

— Tu es réveillée ? questionne une voix grave, légèrement déformée par la paroi liquide.

J’aimerais lui répondre pour lui faire part de mes interrogations : où sommes-nous ? Qui est-il ? Pourquoi suis-je ici ? Mais seul un grondement qui me pétrifie quitte ma gorge.

— Tu sembles plus agitée qu’à ton habitude, qu’est-ce qu’il t’arrive ? enchaîne-t-il.

Sans que je m’y attende, de la fumée sort de mes narines. Il a raison, que se passe-t-il ? Mes réactions sont semblables à celle d’une bête… Mes pensées sont confuses, et un maelström d’émotions bien différentes de celles qui m’assaillent d’habitude s’empare de moi. Dans cet environnement inconnu qui me paraît pourtant familier, je perds la totalité de mes repères.

La silhouette à l’extérieur se rapproche, et murmure si bas que je peine à l’entendre :

— Qui es-tu, d…

La fin de sa phrase se perd dans un nouveau trou noir. Mon esprit se trouve aspiré dans un ailleurs. Il m’est difficile de comprendre tout ce qu’il se passe, et je sens un poids dans ma poitrine. Une masse imposante m’écrase sans que je prenne conscience de ce qui se joue en ce moment.