Fyctia
Chant XVII D'une île perdue 2
J'AI AUSSI SUBI ASSEZ DE MALHEUR. Pensa Néoméris. Sa bouche se tordit pour l'empêcher de répliquer. Comme si elle avait été une grande dame, elle saisit les pans de sa robe et marcha jusqu'au navire. Au moment où elle monta sur la passerelle, elle entendit de nouveau la voix du médecin dans son dos :
— Nous partons en expédition. Piochez dans les réserves pour manger. Quand nous reviendrons, je viendrais vous raconter ce que nous avons vus.
Néoméris se tourna vers lui. Elle le surplombait de sa hauteur. Elle avait même l'impression qu'il avait un genou à terre devant elle. On les observait de l'autre côté de la plage. Elle bougea à peine les lèvres pour parler :
— Pourquoi fais-tu ça ? Ne penses-tu pas toi aussi que je suis maudite ?
— Je ne sais pas. Avoua Cleandros. Peut-être mais je ne suis pas prêtre. Aucun dieu ne m'a parlé à l'oreille et aucun dieu n'avait parlé à la grande prêtresse de notre temple. En revanche, par deux fois Amphitrite t'est apparue. Et puis... je ne veux pas subir la colère des dieux.
Il avait prononcé cette dernière phrase avec un sourire en coin et un regard espiègle. L'ironie avait fait monter sa voix dans les aigus. Involontairement, Néoméris porta la main à son visage mais son rire cristallin parcourut tout de même la plage. Méléagre la vit, telle une dame, face au médecin qui riait aussi. Qui des deux le trahissaient ? Il ne pouvait répondre et pour l'instant, cela ne l'intéressa pas. Du moins, il se persuada que ce fut le cas.
Il n'y avait pas plus à faire sur le pont du navire que sur celui où elle avait été astreinte à Ithaque. Néoméris était restée entre les malles, se cachant le visage lorsque le soleil avait été au plus haut. Elle avait trié tout ce qu'ils avaient pu sauver de la noyade notant que c'était sur les armes qui avaient été retrouvées. Mais, elle avait compté qu'il n'était qu'une petite douzaine et à à peine quelques mètres d'elle, elle vit un arbre fruitier. L'île devait en être gorgé car les cris d'animaux résonnaient depuis le départ du marin. Entre les rugissements des fauves, le battement des ailes des oiseaux, elle percevait surtout les hurlements inquiets des macaques. C'était rare, voire même impossible qu'il y en ait sur les îles grecques. Néoméris connaissait ce bruit car elle avait vu un marchand éthiopien un jour qui avait apporté un petit ouistiti sur les rives de Naxos. Son singe jouait du tambourin et faisait des grimaces aux enfants. A la vue de la jeune femme, qui n'avait alors pas dix ans, il s'était enfui et caché dans les vêtements de son propriétaire. Horrifié à la vue de son visage. Néoméris se souvenait de ses petits cris aigus. Pas si différent de ceux d'un nouveau-né.
Etaient-ils sur une île éthiopienne ? Elle ignorait même si cela existait. Elle ne connaissait pas la géographie mais elle savait de quels côtés de Naxos les navires partaient selon leur destination. Ceux pour Troie et Sparte suivaient la même direction ne se séparant qu'aux environs d'Ithaque pour prendre le delta pour l'un et l'océan pour l'autre. Ceux des Ethiopiens venaient du sens inverse, du même chemin que les Carthaginois. Elle prit soudain peur et se demanda s'ils pouvaient juste repartir de cette île.
Et la nuit tomba. Perdue dans ses pensées. Occupée à faire des ricochets sur la mer calme. Néoméris n'avait pas vu le soleil se coucher. Elle sentit juste la douce lueur de Séléné caresser son visage et se rendit compte qu'elle était seule. Pour la première fois de sa vie, elle était vraiment isolée. Il n'y avait aucun être humain à plusieurs lieues à la ronde. Elle ne pensa pas être abandonnée car elle savait que Méléagre n'aurait pas laissé le bateau et les vivres. Maintenant qu'elle y songeait, Cleandros avait signé son retour sur Ithaque en la cantonnant au bateau. Si elle s'enfuyait, elle serait juste perdue.
Et pourtant, elle le fit. Elle s'emmitoufla dans l'écharpe qu'on lui avait donné et osa partir à la recherche des marins. Le plus dur avait été de sortir de sa cachette sur le navire et de se convaincre. Une fois le courage trouvé, elle avança simplement. La jungle ressemblait à une énorme gueule. A découvert sur la plage, elle se rendit compte combien les cris des bêtes surplombaient le chant des vagues. Elle pensait que rien ne pouvait battre l'océan. Et pourtant, elle devait bien avouer que la forêt l'effrayait. Jusqu'à présent, elle n'en avait pas eu peur. Même si l'agression de sa mère avait eu lieu dans un tel endroit, pour Néoméris, la forêt était synonyme de son oncle. Mais, il n'y avait aucun Hésiode sur cette île. Seulement les marins disparus de son navire.
Sous ses pieds, les feuilles crissèrent. La terre colla à ses sandales. Parfois, les fougères lui fouettaient le visage. Elle devait faire des grands pas pour contourner les grosses racines, des minuscules pour éviter les orties. Les cris s'accentuèrent. Elle hésita à faire demi-tour mais, elle n'était pas certaine de retrouver son chemin. Et puis, il y avait quelque chose qui la poussait à travers la jungle. Comme si une main dans son dos la faisait avancer vers le palais. Elle ne vit pas le petit macaque qui la suivait sur une branche. Pourtant, son regard jaune luisait à travers les ombres. A mesure que Néoméris avançait, il fut rejoint par d'autres de ses congénères. Des plus grands, plus gros, des plus vieux et des plus jeunes. L'un d'entre eux émit un grincement dévoilant ses longues dents.
Néoméris leva la tête. Elle se rendit compte de la présence des macaques. Surtout des deux qui l'encerclaient, montrant leurs canines prêtes à la dévorer. La peur fit tressaillir ses membres. Elle recula d'un pas. Les singes le prirent comme un signe. L'un d'entre eux hurla. D'un seul mouvement, la moitié sautèrent dans son dos. Les autres hurlèrent. Elle se tourna vers le bateau mais les macaques formèrent un mur. Leurs dents dangereuses luisaient. Un poids s'accabla sur l'épaule de la jeune femme. Lorsqu'elle tourna la tête, elle se retrouva nez à nez avec le petit singe qui hurlait dans ses oreilles au point de briser ses tympans. Elle tomba à la renverse. Le singe sauta de son perchoir. L'étau se resserra autour de la jeune femme alors que les singes continuaient de lui crier dessus. Prise de panique, elle parvint à se redresser et courut.
Elle ne réalisa pas qu'elle ne choisissait pas son chemin. Les singes s'attroupaient de part et d'autres pour la guider. Usant de la peur qu'ils dégageaient pour la contraindre à prendre une certaine route. Et puis, ses pieds dérapèrent. Elle s'étala de son long sur la terre qui macula sa robe de tâches brunes. Ses genoux et ses mains râpèrent le sol. Mais, ce que vit Néoméris s'était qu'elle était sortie de la forêt et qu'elle faisait face à l'entrée de l'imposant château qui se noyait dans la végétation. Une femme se tenait sur les marches devant l'entrée.
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