Fyctia
Chant XVII D'une île perdue 1
Néoméris était perdue. Contre sa joue, elle sentait le sable crissé, sous sa main, des poils doux et bouclés. Elle papillonna les yeux. Alors, les cris d'agonie fusèrent dans ses oreilles comme son ouï avait été enfouie dans une bulle qui éclata. Elle se redressa sur ses coudes. Elle fit des moulinets avec ses poignets, étonnée de voir qu'il n'était plus cassé. C'était son sang divin qui la faisait guérir plus vite. Mais, n'ayant jamais été confrontée à de telles blessures, elle ignorait jusqu'à présent qu'elle était capable de telles prouesses.
Et puis, son regard se posa sur Méléagre. Le général était encore évanoui. Son visage était parcouru de fine cicatrice, sa tunique déchirée et sa main violette était cassée. Sa poitrine se soulevait difficilement. Il respirait. Mais, ce n'était qu'un mince filet qui dépassait de ses lèvres. Néoméris se pencha au-dessus de lui. Elle ne savait pas quoi faire. Sa main contre le cœur du général la rassurait. Elle savait qu'il était en vie. Mais, s'il venait à partir, elle craignait la colère des marins, de se retrouver seule, et surtout elle ne voulait pas que sa fin soit ici.
Mais, deux mains agrippèrent ses épaules. Elle fut projetée en arrière et jetée sur le sable. Polydamas, un bras en écharpe, la foudroya du regard tandis que deux hommes s'étaient penchés sur Méléagre. L'un d'eux, le médecin Cleandros, glissa une fiole, dont l'odeur aigre parvint jusqu'à la jeune femme, sous le nez du général. Ce dernier se réveilla presque immédiatement. Il sursauta, plaqué au sol par le second homme. Et puis, il se redressa, se massa l'arrière du crâne en observant les environs. Ses hommes étaient déjà en train de rassembler les caisses dans l'eau. Cependant, le navire était endigué sur la berge comme s'il avait été tranquillement amarré.
Méléagre se leva. Sans un regard pour Néoméris. Il arpenta la plage, boitant légèrement à la recherche de ses hommes. Aidé par Polydamas, il les compta, fit aussi la liste des vivres et inspecta le navire.
Pendant ce moment, Néoméris observa l'île. Elle ne la reconnut pas. Dans aucune des légendes qu'elle avait entendues, elle n'avait vu une telle masse verdoyante. Une jungle en proie aux bêtes. Derrière le rideau de végétation qui s'élevait avec la ronde douceur d'un sein, la façade blanche d'une bâtisse, lézardée à plusieurs endroits. On pouvait voir découpé dans la verdure un toit arrondi en cuir luire, une fenêtre ensevelie sous le lierre, une salle où un arbre avait pris racine. C'était comme si le palais avait grandi en même temps que l'île. Comme s'il était organique. Un frisson d'horreur parcourut Néoméris. Elle comprit qu'ils ne devaient pas approcher cet endroit. Et même fuir l'île.
Elle fit volteface pour en parler à Méléagre. Le général se tenait au milieu de la plage, entouré par ses hommes qui attendaient ses ordres. Il les sonda de son regard chaleureux qui tomba sur la jeune femme. Elle fit un pas dans sa direction, il détourna la tête. Mais, Polydamas l'avait vue. Il pointa son doigt vers elle :
— Enfant du malheur ! Tonna-t-il. Tout ceci est ta faute !
Les marins se tournèrent comme un seul homme vers Néoméris. Elle recula et ses pieds trempèrent dans l'eau salée :
— Général, continua le chef des gardes, je sais qu'elle t'a endormi. Elle a usé de ses sorts sur toi et a trompé ta vigilance. Mais, s'il te reste une once de raison, je t'en prie écoute ma voix et celle de tes hommes. Nous te prions de ne plus la croire. Elle est maudite. Elle nous a entraîné à l'opposé des autres, nous a pris au piège et nous a enfermé sur cette île aussi maudite qu'elle ! Son sacrifice lèvera notre malheur.
Néoméris ouvrit la bouche pour répondre. Sa voix resta bloquée dans sa gorge. Elle venait de croiser le regard de Méléagre. Qu'importe ce qu'elle dira, le général ne la croyait plus. Il était passé de l'autre côté. Elle était devenue à ses yeux cette femme maudite qui allait les conduire à la mort en passant par le chemin des souffrances. Il la haïssait.
Cleandros se plaça entre Néoméris et le groupe. Il resta à bonne distance de la jeune femme mais lui tourna tout de même le dos. Sa voix claire se porta avec aisance jusqu'à ce leurs oreilles :
— Nous savons tous que la sorcière est maudite mais elle est aussi la protégée du roi Ulysse. Si nous revenons sans elle, nous brisons la confiance qu'il a placé en nous.
— Nous lui expliquerons ! Son fils, le prince Télémaque, a vu notre navire s'éloigner sous ses sorts. Il lui racontera et il nous croira !
— Ne prenons pas le risque d'abattre le courroux du dieu Héphaïstos en sacrifiant sa fille.
— Que proposes-tu ? Demanda Polydamas. Comment nous libérer ?
— Cette île est visiblement habitée. Allons quérir l'accueil de nos hôtes. Pendant ce temps, qu'elle reste sur le navire. Lorsque le roi Eurylipe l'a forcée à l'exil sur le port d'Ithaque, nous avons passé une semaine de délice.
Polydamas hocha la tête gardant son visage fermé. Mais, ce n'était ni au médecin, ni au chef des gardes de décider. Tout le monde attendit la réponse de Méléagre. Ses mains étaient jointes dans son dos, sa tête baissée il contemplait ses pieds. Il redressa la tête. Quelque chose dans son regard était brisé. Sa pomme d'Adam remonta le long de sa gorge :
— Monte. Ordonna-t-il d'une voix blanche.
Néoméris secoua la tête. Un mouvement infime. Une faible vibration de son visage qui aurait été invisible si les mèches de chaque côté de son visage n'avaient pas bougé. Une lueur s'alluma dans le regard de Méléagre. Il se redressa de toute sa stature, bombant le torse. Un général devait se faire respecter. Avant que sa voix ne fendit l'air, Cleandros se tourna vers la sorcière. Malgré ses quarante ans passés, il avait toujours un visage lisse de jeune homme et surtout, des yeux perçants, traversés par sa fougue. Il écarta les bras, gardant les yeux baissés, et désigna le navire :
— S'il vous plaît, murmura-t-il pour qu'elle soit la seule entendre, pas d'esclandre. Obéissez simplement. Nous avons subi assez de malheur.
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