Fyctia
Chant XIV D'une île perdue 1
Malgré les sombres nouvelles qu'avaient apportées les Naxiens, Ithaque était en fête. Deux peuples frères fêtaient leurs retrouvailles. Du moins, c'était ce que prétendaient les réfugiées et leurs hôtes. Evoquer le massacre, leurs morts, les incendies n'étaient pas autorisés. Tout le monde affichait des sourires lumineux. Mais quand la nuit tombait, sous le son mélodieux des lyres, les regards rentraient vers les terres. Ils n'osaient pas regarder le ciel orangé dans l'horizon qui leur rappelait l'incendie de Naxos.
Seul Néoméris parvenait à affronter les couleurs chatoyantes. Dès que le ciel changeait, elle espérait voir un navire voguer vers eux. Un bateau sur lequel sa mère se tiendrait à l'avant. Mais, la mer restait vide. Aussi calme que la surface d'un lac à tel point qu'on pouvait se demander si les Naxiens n'avaient pas inventé l'invasion des Troyens. Ce vide la mettait en rage. Elle avait l'impression que Eurylipe, Télémaque, les Naxiens, les habitants d'Ithaque, le roi Ulysse et la reine Pénélope retranchés dans leurs appartements, tout le monde se fichait de ceux restaient sur l'île du moment qu'ils profitaient des festivités.
Bien entendu, il n'était pas question que la jeune femme fût invitée. Du haut de son navire, Néoméris se contentait de les regarder. Parfois, ceux qui étaient le plus gonflés au vin, ils descendaient jusqu'au port où ils tendaient leurs offrandes à la mer. Leurs corps étaient luisants de la graisse qu'ils avaient engouffrée. Leurs rires cassaient les oreilles. Leur musique était une cacophonie. La jeune femme, perchée sur son pont, les regardait d'un œil dégoûté. Ils avaient l'air de baccantes en proie aux folies de Dionysos. Ils étaient ridicules, à la limite de la provocation. Cette exubérance ne parvenait pas à cacher la réalité. Dès que la nuit tombait, Amphitrite profitait du repos d'Athéna pour faire vibrer l'île avec les rafales de ses vagues. Malgré toutes ses menaces, personne ne comprenait ce qu'elle désirait vraiment. Et surtout pas le roi Eurylipe qui n'autorisait toujours pas Néoméris à descendre du navire. On disait que la garder à l'écart avait préservé Ithaque de sa malédiction. Ils ignoraient que tous les nuits, elle descendait de sa cachette et se précipitait vers la crique du premier soir. Elle y avait établi un petit autel avec des coquillages et sa jarre pour la déesse des mers, ignorant que sa mère avait fait la même chose seize ans auparavant. Avant que le soleil ne se levait, elle rentrait le plus vite pour ne pas croiser les pêcheurs.
La journée, elle dormait. Parfois, Méléagre lui rendait visite mais il restait de moins en moins longtemps. Cela ne la dérangeait. Il préparait la guerre. A chaque fois que le général débarquait dans le port, le ventre de Néoméris se serrait parce qu'elle savait qu'il lui parlera des hommes, des navires, des armes et de la mort qui arrivait. Si elle le pouvait, elle interrogerait les Parques au sujet du général car Méléagre se jetait dans la guerre avec la fièvre d'Arès :
— Ne t'inquiète dont pas. La rassura-t-il. Je suis né pour faire la guerre. Chacun à sa place dans ce monde et le mien est sur un champ de bataille.
Il en parlait avec un sourire sur les lèvres comme d'un doux rêve. Accoudée sur le garde-fou, la tête reposant sur sa main, Néoméris songea qu'elle n'avait pas de rêve. Elle n'avait rien dans la vie qui la faisait vibrer autant que la guerre pour le général. Elle aurait pu penser qu'il serait cette chose qui la ferait sourire. Mais, il n'en était rien. Si elle appréciait Méléagre, et qu'elle attendait tout de même ses visites, elle ne pouvait pas dire qu'il était devenu sa raison de survivre :
— J'aimerais faire quelque chose. Murmura-t-elle. Quelque chose pour aider les nôtres. Je ne pense pas que les Troyens les aient tous tués.
— Non, admit Méléagre. Lors d'un saque, nous tuons les hommes mais nous gardons les femmes comme des tributs.
Néoméris se redressa. Elle le dévisagea, les yeux aussi ouverts que ceux d'une chouette ce qui fit ricaner le général. Elle l'invectiva :
— Vous trouvez cela drôle ? Ces femmes qui sont pris au piège, engrosser par les hommes qui ont tué les leurs ? Vous pensez que cela les fait rire ?
Pris au dépourvu, Méléagre haussa les épaules :
— Certes, je suis bien content d'être un homme mais que veux-tu que je fasse ? La guerre est ainsi : les hommes meurent, les femmes sont volées. Au moins, elles sont toujours en vie.
Néoméris secoua la tête. Le dégoût sur son visage était si fort que Méléagre recula d'un pas. Si elle n'avait pas été elle, il aurait eu peur qu'elle ne le gifle. Mais, c'était Néoméris et elle était incapable de violence. Du moins, il le pensait. Elle fit un pas en arrière détournant son regard sur l'horizon. Et puis, sans un mot, elle se dirigea vers une tente qu'elle s'était bâti avec les cordes et la voile. Méléagre lui avait apporté des coussins pour se faire une couche. Elle avait presque l'impression d'être l'une de ces princesses perses qui voyageaient avec des armées à ses pieds à dos d'éléphant. Quand elle était seule la nuit, elle s'imaginait les veiller alors que ses hommes se reposaient enfin. C'était une maigre consolation que ses rêves.
Méléagre regarda l'entrée de la tente. Une fente sombre dont le drap battait au vent. Pouvait-il la rejoindre ? Il n'osa pas. A cause de sa piété et de l'autel qu'elle avait bâti, il l'avait suivie un soir alors qu'elle s'était enfuie du navire et l'avait retrouvée à genoux, les yeux fermés, balbutiant les paroles de sa prière, Méléagre n'osait pas la profaner. Elle lui faisait l'effet d'une prêtresse à la fois désirable et intouchable. Et puis, il avait cette malédiction qui planait autour d'elle. Cela la rendait exotique et terrible. Il ne pouvait s'empêcher de la craindre. Alors, il détourna à son tour ses pieds et partit.
0 commentaire