Fyctia
Chant XII D'un vieil homme 1
Le froid s'insinua sous la fine tunique de nuit de Néoméris. Elle avait l'impression qu'elle n'avait pas vu le soleil depuis vingt-quatre heures. Pourtant, ils avaient navigué sous l'arc de cercle d'Hélios. Son visage était brûlé par sa lumière bien que le rouge de sa peau ne rejoignait pas le rose de sa cicatrice. Maintenant, son corps lui faisait mal en même temps qu'elle était aussi glacée qu'une ombre. Elle se resserra contre sa jarre comme si ce geste pouvait l'aider à se réchauffer. Elle glissa un doigt sur le bouchon qui dodelina dans son socle. Elle le dévissa. Un doux bruit feutré chuinta contre ses oreilles. Néoméris remarqua alors que la jarre était légère. Elle la retourna. Pas une seule goutte ne jaillit. La jarre était aussi vide qu'un désert.
Néoméris se sentit honteuse. Jamais sa mère n'aurait laissé les vestiges du temple d'Amphitrite sans une goutte d'eau salée. A la place d'Anatola, le cœur de la jeune fille se serra. Elle avait oublié de demander si elle était arrivée avec les deux premiers bateaux. Elle songea à la jarre vide. Si elle voulait revoir sa mère un jour, elle devait contenter les dieux. Dans un coin, elle trouva un châle abandonné par une passagère, très certainement à cause du trou que le feu avait formé dans l'étoffe. Elle le glissa sur sa tête, cachant avec attention son visage. Puis, elle se glissa hors du bateau. Personne n'avait songé que la sorcière en eut assez et voulut, à son tour foulée, le sol.
Le port d'Ithaque avait plus d'affluence que celui de Naxos. Le sol émaillé était jonché de détritus, des poissons morts flottaient à la surface de la mer noire. Néoméris ne chercha même pas à effleurer l'eau avec la jarre. Le port se finissait non loin. Avant qu'elle n'y parvienne, elle sentit une main agripper son poignet. Un homme dormait contre un mur, emmitouflé dans un linge sale. Son sourire était mauvais alors que ses ongles noircis se plantèrent dans la peau de Néoméris. Elle sentit un frisson glacé la traverser. Une brise souffla sur son visage dévoilant à l'homme sa brûlure. Alors, il se redressa. Ses yeux vitreux s'attardèrent sur le visage de la Naxienne. Et puis, sa bouche se changea en une moue dégoûtée. Il cracha. Un mollard blanc qui coula le long de sa joue. Il se rassit en prononçant des injures. Ses pieds donnèrent des coups dans le mollet de Néoméris qui détala. Elle utilisa son châle pour laver son humiliation. Quel dieu s'était joué d'elle au point d'avoir voulu la voir ainsi châtier ?
Était-ce Borée ? Ce vent si puissant. Sélénée la lune elle-même qui s'ennuyait seule là-haut ? Ou bien Héra qui l'avait haïe avant même sa naissance ? Peut-être même était-ce son père. Héphaïstos qui, non content d'avoir fait flamber Naxos, avait voulu se payer une petite blague au détriment de sa fille.
Un escalier descendait sur un ponton de bois que Néoméris traversa, la tête baissée, jusqu'à une longue rue au bout de laquelle, elle trouva enfin une plage déserte. Cependant, elle était encore trop près des habitations et Néoméris continua. C'était dangereux. Elle ne connaissait pas le lieu, elle était partie sans en avoir le droit, et elle n'avait rien pour se défendre. Elle s'arrêta devant un amas de rochers qui formait comme une crique déserte. Elle s'assit au bord de l'eau. Malgré la fraîcheur nuptiale, elle ne craignit pas de tremper ses pieds et plonger ses mains pour remplir la jarre :
— N'est-ce pas une heure tardive pour laver votre récipient ?
Néoméris tressaillit. Elle manqua de lâcher sa jarre dans la mer. Mais, elle la retira une fois pleine, prit le temps de remettre le bouchon et se tourna vers l'homme qui venait de parler. C'était un vieil homme au visage buriné et à la longue barbe blanche. Ses yeux bruns dégageaient une sagesse militaire. Ses vêtement, une tunique, une cape et des sandales, étaient des plus simples bien qu'ils n'étaient pas usés. Il se tenait assez loin, assis les pieds reposant sur une pierre. Il ne tourna pas une fois la tête vers elle :
— Vous êtes une Naxienne, n'est-ce-pas ?
— Comment pouvez-vous en juger ? Répondit Néoméris en s'asseyant à ses côtés.
— Nous n'avons pas le même culte ici. Et puis, votre accent. Il est légèrement plus chantant.
— Vous avez entendu beaucoup d'accent ?
L'ombre d'un sourire se glissa sur le visage du vieil homme :
— Il y a trente ans, j'ai tant voyagé et côtoyé d'hommes différents que je pense connaître toutes les subtilités des grecs.
— Il y a trente ans... Répéta Néoméris la voix rêveuse. Vous avez été un guerrier de Troie.
— L'on peut dire ainsi, oui.
Un silence plana entre eux durant lequel ils regardèrent la surface laiteuse de Séléné. Dans deux nuits, elle disparaîtra pour rejoindre son mari berger dans ses rêves. C'était l'astre préféré de Néoméris. Elle la trouvait douce et toutes les nuits, elle veillait sur sa mère et elle. A la pensée d'Anatola, son cœur se serra. Pour s'en détourner, elle observa le profil du vieil homme. Elle remarqua alors que son corps tremblait. C'était une faible vibration comme une feuille que la brise tenterait de redresser. Néoméris retira son châle et le tendit au vieil homme qui la repoussa gentiment :
— Merci, jeune enfant des dieux, mais c'est de vieillesse que je tremble. A mon âge, le corps ressent ce qui n'est pas vrai. La brise n'est pas si fraîche.
Il se tourna vers elle. Alors, Néoméris se souvint du pêcheur du port. Elle décala une mèche de cheveux sur son visage. Mais, le regard du vieil homme s'était déjà attardé sur sa cicatrice. Il n'émit aucune réaction. Rien sur son visage n'indiqua qu'il avait vu. Néoméris se demanda même s'il n'était pas aveugle.
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