Fyctia
Chant X De la fin du monde 1
Néoméris ne savait plus distinguer le souffle des flammes aux cris des villageois. Elle avait l'impression que l'île n'existait plus. Partout où elle posait le regard, il n'y avait que le feu. Elle ne pouvait plus distinguer les sentiers, les tronc calcinés, les murs effrités. Mais, elle ne croisa personne pour autant. Elle courrait tout droit. Finalement, ce n'était pas si grave que les chemins aient perdu leurs bordures. Elle connaissait déjà le chemin par cœur jusqu'au palais. Du moins, c'était ce qu'elle pensa. Avec la fumée qui lui brûlait les yeux, elle laissait ses pas la guider. C'était encore une chance qu'elle ne s'enfonça jamais dans un cercle qui se fermerait sur elle.
Le palais s'affaissait. Ses pierres blanches brunissaient. Son toit craquait. Les domestiques partaient en courant pourchassés par des guerriers à la peau brune. Ils les poursuivaient avec leurs lances et leurs épées. Avec horreur, Néoméris dévisagea le corps de la petite domestique qui lui avait servi son vin quelques heures auparavant. L'enfant était perchée en travers d'une lance plantée dans le sol qui donnait l'illusion qu'elle lévitait. Ce n'était pas la seule. Ils étaient une dizaine à agonir aux pieds du palais. Néoméris aurait dû fuir. Elle aurait dû rejoindre sa mère au temple et prendre le large avec elle. Mais, ses pas la guidèrent une fois de plus aux abords du palais. Tous les habitants ayant été chassés, il n'y avait plus de soldats aux alentours. Ils devaient avoir rejoint le port où ils les empêcheraient de prendre les navires amarrés.
Elle évolua lentement. Autour d'elle, ils la suppliaient de les achever ou de les sauver. Elle était incapable de faire ni l'un, ni l'autre. Elle ferma juste les yeux des morts et fouilla leurs poches à la recherche d'une pièce qu'elle mit dans leurs bouches fermées. C'était surréaliste. Comment pouvait-elle encore prendre le temps d'offrir les derniers hommages à ces mêmes personnes qui l'avait dénigrée dans la même journée précédant cette nuit désastreuse. Alors qu'elle s'approcha de la porte, une main agrippa sa cheville. Elle sursauta. Son regard se posa sur le garde. Celui qui s'était moqué d'elle. Son torse était lacéré, son dos criblé de flèches. La pointe de l'une d'elles ressortait par le globe de son œil gauche. Mais, il respirait encore et parvenait même à respirer. Un guerrier. Pensa Néoméris. Elle se pencha en tendant une pièce, pensant que c'était ce qu'il voulait. Il la saisit de sa main libre, laissant la seconde sur sa cheville qu'il éclaboussait de son sang :
— Le prince... Balbutia-t-il. Je... je ne l'ai pas vu sortir... Aucun Troyen ne l'a trouvé... Il est toujours dans le palais.
Le palais se grandissait justement. Les flammes léchaient le ciel noir. C'était devenu un supplice que d'y entrer. Personne ne pouvait survivre dans cette fournaise. Et si ce n'était la chaleur, la fumée aura raison du garçon. Toutefois, elle répondit :
— Je vais aller le chercher.
Le garde plaça alors la pièce dans sa bouche. Il laissa son dos s'affaisser contre le mur du palais et mourut. Il avait attendu tout ce temps à son poste, luttant contre la mort même, pour mener à bien la mission qu'on lui avait confié le jour où il était devenu un homme : veiller sur l'héritier de Naxos. Bien qu'elle n'oubliait pas l'humiliation qu'il lui avait fait subir, Néoméris ressentit un profond respect pour cet homme. Et puis, elle entra dans le palais.
La cour intérieure était encore accessible. Les flammes s'élevaient comme du lierre autour des colonnades mais le toit ouvert permettait au peu d'air qu'il restait sur l'île de passer. La porte avait été dégondée, elle rentra dans le palais. Elle eut envie de prendre les jambes à son cou et hésita à le faire. Au-delà des murs affaissés, le feu, la fumée, c'était les corps des pauvres domestiques qui n'avaient pas eu le temps de s'enfuir qui écœura Néoméris. Ca et le bruit. Le palais était en train de s'effondrer sur lui-même. Le craquement sinistre de ses fondations qui renonçait à porter l'édifice. Elle n'était pas certaine qu'elle pouvait en ressortir vivante. Cependant, dès qu'elle faisait un pas, le feu s'écartait sur son passage. Comme des feuilles de palmier que lèveraient des esclaves. On aurait dit l'arche d'Hélios, le dieu du soleil, ou d'Héphaïstos. Pendant un instant, les pensées de Néoméris dérivèrent. Elle n'était pas brûlée, elle supportait la fumée. Était-ce l'œuvre de son père ?
Des cris lui parvinrent. Des cris d'enfant et des coups sur une porte en bois. Néoméris courut jusqu'à leur provenance. Elle se tint devant une porte recouverte de cuir, entourée par des épées, des lances, un bouclier. La salle d'armes :
— Il y a quelqu'un ? Hurla le prince de l'autre côté. Vous devez m'aider ! Je suis le prince Eurylipe ! Naxos est mon île. Je suis votre futur roi !
Le fer de la poignée était presque rouge de chaleur. Néoméris enroula sa main dans le pan de sa robe. Malgré le tissu, elle sentit une vague brûlante qui l'envahit. Pourtant, elle la tira à elle et la porte s'ouvrit. Le corps du prince jonchait le sol. Evanoui. Ses cheveux étaient humides de sueur. Sa tunique remontée sur ses jambes marbrées de brûlure. Néoméris se jeta sur lui. Elle le tira par les épaules mais malgré ses douze ans, l'inertie d'Eurylipe le rendait lourd. Elle le glissa sur le sol mais, elle perdait du temps et les flammes grandissaient. Et les murs craquaient. Une poutre tomba juste à côté d'eux éraflant la côte du prince. Alors, une force nouvelle coula dans les veines de Néoméris. Elle hissa le garçon sur ses épaules, ayant l'impression qu'il ne pèse pas plus qu'une plume. Elle parcourut le reste du palais avec sa charge et la chaleur qui lui faisait perdre toute l'eau de son corps.
Enfin, la grand-porte apparut. Elle était aussi mangée par les flammes comme des dents d'une créature du Tartare. Néoméris frémit mais, elle se félicita que le prince fut évanoui. Il n'aurait jamais traversé éveillé. Encore une fois, le feu s'éloigna leur permettant de traverser la porte. Alors qu'elle pensait qu'ils étaient sauvés, une ombre se détachait d'entre les flammes. Un Troyen.
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