Fyctia

Jérémie

Un lourd silence s’abat sur l’appartement. Évidemment, je connais par cœur Cerise ; il ne m’est pas venu à l’esprit que la réciproque est tout aussi vraie. Elle se mord les lèvres, troublée, et se triture les empans tel un prestidigitateur en plein numéro raté. Pour la calmer, je me rapproche d’elle sur le canapé, nos jambes se touchent et j’enlace son corps fébrile de mes bras protecteurs. De ma main libre, je relève son menton. Oh, que j’aime ses grands yeux chocolat espiègles qui crient qu’elle tient à moi, plus qu’elle veut bien l’admettre.

— Avant, qu’est-ce qui te tracasse, toi ?

Je souhaite avoir de l’empathie et détourner son attention. Sans opposer la moindre résistance, pour une fois, comme si le monde s'était arrêté de tourner, Cerise pose sa tête sur mon épaule. Une mèche rebelle incarnate chatouille mon nez et une douce odeur de cassis m’envahit. Je me concentre pour repousser mon envie de l’embrasser, ce n’est pas le moment.

— D’une, ce film est pire que ce que j’imaginais ! Deuxièmement, je te remercie de ne pas avoir jugé de ma réaction. Je suis contente pour Marjorie, mais…

— Je te connais, plus que tu le crois, je la coupe. Je ne sais pas si c'est par pudeur ou ton éducation, mais t'as du mal à lever le pied et à exprimer ta reconnaissance. Certains peuvent te prendre pour une égoïste. Moi, je sais que tu as cette capacité à toujours voir le meilleur chez les autres, même lorsqu’ils ne le méritent pas, comme moi.

Je m’interromps, j’en ai trop dit, comme d’habitude avec elle, je me suis emporté. Je détourne mon regard, mal à l’aise. Elle attrape ma main et entrelace ses doigts aux miens, sa paume est aussi douce que le vantent ces publicités de magazine de crèmes hydratantes. Bon sang, que c’est agréable !

— Jérémie Cellier, j’ai l’impression que tu resteras à jamais une énigme pour moi ! T’es un casse-tête ! Un instant, tu es si sûr de toi et la minute suivante, tu portes le poids du monde sur tes épaules. Dis-moi, comment se déroule ton stage ? demande-t-elle intéressée.

Je sursaute légèrement, en dehors de ma famille, c’est la première qui me pose la question.

— Un joyeux mélange d’ennui, de cafés à volonté et d’illusions d’être utile. Chaque jour, je m'émerveille devant la capacité de mon responsable à me confier des missions toujours plus ennuyeuses et sans intérêt que la veille. Quant à mon collègue Dan, tu l’as rencontré, il a une tendance à s’épandre en détails de sa vie amoureuse. Le rêve ultime !

Cerise me regarde les yeux ronds, mi-amusée, mi-inquiète, elle ne sait pas si elle doit prendre mes paroles au sérieux. Je lui lance un clin d'œil complice pour la rassurer.

— Vraiment ? Je suis ravie de voir à quel point tu t'épanouis dans ton stage ! Aucun doute, tu as trouvé ta voie !

J’aime le talent de Cerise à rebondir sur mes sarcasmes, un mélange détonant qui fonctionne toujours entre nous.

— En vrai, je corrige, c’est paisible la majorité du temps, mais j’aime côtoyer les touristes de tous les horizons. C’est un équilibre qui me convient, du monde, mais pas tout le temps afin de me ressourcer.

— C’est ta nature.

— Comment ça ? je demande sceptique.

Nous engageons une bataille de pouces avec nos doigts, incapables de rester immobiles sans nous confronter.

— T’es capable de passer des heures avec des gens de l’asso, t’aime ça et t’as le contact facile. Par contre, le lendemain, tu as besoin de t’enfermer seul dans ta chambre. Tu n’es pas simple à suivre, car on ne sait pas si t’es en mode sociable ou en mode escargot repli sur toi.

Je cligne des yeux et l’observe.

— Je ne crois pas que je sois comme ça, je me défends.

— Jérémie…

— Philémon, ne gâche pas ma couverture, je la taquine.

— C’est exactement ça ! T’es sérieux et la seconde suivante, tu te dissimules derrière une blague. Je n’arrive pas à savoir si tu le fais consciemment ou si tu mets une carapace autour de toi. T’es un vrai caméléon ! Quel est le problème ?

Je n’aime pas l’admettre, mais elle me connaît mieux que moi-même. Je refuse de lui mentir, je ferais que des omissions et un brin évasif.

— Je doute de mon avenir, je pense me réorienter. Mardi, je passe le concours des Beaux-arts de Paris.

Son mignon nez trésaille et un éclair d'effroi passe sur son visage.

— C’est dommage, beaucoup d’étudiants seront déçus !

— Pourquoi ?

— Ton départ marque la fin de tous ces mécénats et ces voyages. Les entreprises suivent l’association, car tu l’incarnes. T’es doué pour convaincre. Grâce à toi, j’ai découvert Genève, Bruxelles, Amsterdam, Florence, Vienne, Athènes et Marrakech !

— C’est intéressé, j’en profite !

J’emprisonne son pouce avec le mien, victorieux.

— Arrête de minimiser ton travail, tu pourrais voyager seul. T’as surtout les responsabilités, même si je sais que t’adore tout contrôler et que t’es incapable de déléguer. Quel est ton problème ? insiste-t-elle.

Têtue ! D'un côté, je suis tenté de partager mon fardeau, mais de l'autre, je ne peux pas lui imposer.

— Je suis préoccupé. En plus de mon stage, j’ai trouvé un job étudiant polyvalent dans une galerie. Je m’occupe de conseillers les clients potentiels, je remplis le livre de police, tu sais ce registre obligatoire pour chaque vente ou de vérifier les stocks. Le souci, des antiquaires viennent régulièrement, ils revendent des œuvres à la galerie dont la provenance est douteuse. Je crois qu'il y a une sorte de réseau qui me dépasse et j’aimerais le découvrir.

Cerise éclate de rire, non de moquerie, un pur, cristallin et agréable à l’oreille.

— T’as une sacrée imagination Jérémie !

— Me trouves-tu ridicule ? je demande froissé.

— Je suis certaine que tu t’en fais pour rien ! T’as surtout besoin de repos !

— Doutes-tu de mon avis ?

Elle libère sa main, enlève mon bras de ses épaules et s’écarte.

— Disons que t’as tendance à t’emballer.

— Que ferais-tu à ma place ?

— J’aurais peur de jouer ma carrière. Pour me rassurer, je préviendrais immédiatement les autorités pour ne pas être impliquée !

Les paroles de Cerise me touchent en plein cœur. Elle a raison, rien ne va plus, je fais mes jeux avec une mise dangereuse, mon unique jeton est toute ma future carrière dans le monde de l’art. Je joue à la roulette russe avec un barillet quasiment totalement chargé. La vraie question, Piédoie est le croupier, est-ce qu’il acceptera un baronnage ou vais-je être seul à abandonner la table ? Il est temps que je tente une martingale, que je mise contre la banque et que je quitte définitivement le casino sur un coup de l’Empereur.

Nous avons repris le film, lorsque la porte s’ouvre sur un couple de retraités, en tenues de soirée.

— Gigi, Berny, je vous présente Jérémie ! s’exclame Cerise.

Sans me laisser le temps de réagir, la vieille dame colle deux baisers sonores sur mes joues et murmure à mon oreille la phrase de présentation la plus étrange de toute ma vie.

— Cerise ne nous a pas menti ! Après cinq vodkas, elle a suggéré que le prénom Jérémie devrait un mot-clé pour les sites pornos !

— Intéressant, dis-je surpris.