Fyctia
Chapitre 58
Jérémie
Éric Piedoie me désigne le fauteuil en rotin en face de lui, je sors mon magnétophone et il acquiesce.
— Je souhaite échanger sur vos techniques sur le marché de l’art.
Il met sa main devant lui et m’implore de me taire.
— Parlons peu, parlons bien : un peu de dame blanche ? propose le faussaire.
Je le regarde sceptique à sa proposition de glace, sauf que c'est de la poudre qu'il sort de sa chevalière.
— Sans-façon ! je réplique.
— La paix blanche me fait oublier mes autres addictions, explique-t-il.
— Dipsomanie ? je suggère.
Je connais trop cette maladie.
— Un ami distillait son propre tord-boyaux. J’étais plutôt nectar des dieux avec un panache d’ayahuasca et de salvia. Je t’en dissuade d’essayer, même en rares instants de lucidité, je tenais plus un crayon, pas bon pour les affaires. Selon les fêtes, c’était acide, ket, mescaline, payolt, champi, pavot et toujours du ganja.
— Sacré cocktail létal dans les veines, je susurre.
— Les dieux avaient d’autres desseins pour moi, faut croire. Dieu, c’est l’autre nom de la médecine, je l’ai appris depuis que j’ingurgite ma trithérapie au lever du soleil. Alors gueule d’ange, tu t’appelles comment déjà ?
Il a l’oreille fine. Il me tend une boîte à cigares. Je décline.
— Jérémie Cellier.
— Laisse-moi parler, que je saisisse bien ce que tu veux. Tu t’intéresses au marché ou à l’art ? Les deux sont très différents. Ne me réponds pas le marché de l’art, c’est la mauvaise réponse.
Je lève un sourcil, sceptique.
— À l’art, je présume.
— Un connaisseur, j’aime bien. Les économistes sont ennuyeux avec leur goût pour le lucre, leurs pantalons à pinces, à juste suivre les cotations, imaginer des plans B, spéculer, sans comprendre l’essence de l’œuvre unique.
Unique ? Il se fiche de moi pour un copiste. Je sors mon bloc-notes où j’ai inscrit plusieurs questions et je lui tends. Il jette un coup d’œil dessus, renifle et se pince le nez.
— Appelle-moi Éric. T’es artiste toi-même ?
C’est moi qui suis censé poser les questions, j’ai l’impression que la situation m’échappe. Je consens.
— Intéressant ! Plus que ton interrogatoire. Tu pratiques quelle technique ?
— Un peu de tout.
— Immature, je vois.
— Propos partagés avec le jury des Beaux-arts après avoir vu mon book, je grimace.
Il se lève et titube, se tenant aux vitres, jusqu’à un secrétaire. Il sort des feuilles Canson format raisin et une trousse qu’il m’envoie. Il s’appuie sur le meuble et sort une bouteille de Bourgogne et deux verres.
— Montre-moi ce que t’es capable avec une mine de plomb et à l’encre de Chine.
— Sans préparation ? je demande abasourdi.
— Si ton trait me convainc, je réponds à trois de tes questions. Sinon, tu repars bredouille.
J’ai besoin de ses réponses pour mon mémoire. Je me concentre et observe une statuette d’une silhouette humanoïde géométrique sur le secrétaire, inspirée de Gormley, que je reproduis au crayon de papier en une quinzaine de minutes.
— Scolaire ! Tu dessines bien, mais t’as pas d’âme dans ton trait, comme un automate.
Je me solidifie et repense aux paroles de Marjorie de la veille.
— Vue ta gueule cassée, j’suis pas le premier à te le dire, n’est-ce pas ?
— Peut-être bien, je rumine.
— Tu sais qui d’autre n’a pas eu les Beaux-arts ?
Il se rassoit et pose un verre devant moi remplit à ras bord. J’enchaîne la discussion pour me faire gagner du temps et éviter le point Godwin.
— Éric, qu’est-ce qui fait le prix d’une œuvre, selon toi ? je demande.
Il m'observe hagard, il fait tourner son calice de Bourgogne entre ses doigts et met sa tête en arrière. Ma question le turlupine, ou il tente de la comprendre alors que l'héroïne commence à faire son effet.
— Vingt pour cent le nom de l’artiste, trente pour cent la qualité de l’œuvre et son aura, cinquante pour cent la renommée du propriétaire de la collection.
— Absurde, j’ânonne.
— Seulement si tu ne trouves pas d'acheteurs. L'authentification et la traçabilité, y a que ça de vrai, c'est le nerf de la guerre. L’essentiel de la valeur d’une œuvre est fondée sur sa provenance.
— Quand c'est un faux, ça se voit.
— Pour ça qu’on achète des cadres d’époque. Des authentiques toiles, des croûtes, et elles deviennent chef-d’œuvres entre mes doigts.
— Et le certificat d’authentification ? je demande.
— Pour payer la succession au fisc, certains héritiers deviennent commanditaires auprès de faussaires. Ils les authentifient comme de la main du décédé. Les faux deviennent des vrais. C’est un bon deal.
Je le regarde abasourdi et jette un coup d’œil que mon magnétophone fonctionne.
— Est-ce qu’il y a d’autres techniques de détournement ? je demande.
— J’attends ton dessin à l’encre de Chine.
J’humidifie une partie de ma feuille, prends un pinceau à lavis et tente de faire un banal coucher de soleil au cœur du bosquet. Il se place au-dessus de mon épaule pour observer le dessin et il claque des doigts.
— Des croûtes, j’en ai vu dans ma vie ! Où des gens, sans technique, dépensent leur énergie en sujet insipide. Quand ils prennent le pinceau, j'ai de l'empathie pour lui : il préférerait perdre ses poils que de subir pareille humiliation et il se retrouve complice d’un si accablant résultat. Toi, ce qui me révolte, t’as un bon coup de crayon, mais t’as zéro tripe.
Je repousse la feuille pour qu’elle sèche.
— J’aime l’art numérique, je tiens un blog, ça me suffit.
— Envoie et je t’accorde trois questions supplémentaires, en plus de celles que je te dois.
Je comprends qu’il aime le jeu, que pour gagner du temps, inutile de me braquer : il vaut mieux me plier à ses règles. Je prends mon téléphone, je n’ai pas beaucoup de forfait, impossible de montrer la version en ligne, mais j’ai quelques strips enregistrés. Il plisse les yeux, il se lève et prend des lunettes dans son secrétaire et revient admirer mon portable.
— Pas mon style le cartoon épuré, mais t’as un truc en plus là, que t’avais pas dans ce que tu m’as montré y a cinq minutes.
— Ce sont des chibis, ça vient du Japon, une version mignonne de personnage.
— T’as pas un sujet classique ?
Je fais défiler jusqu’à une esquisse au crayon du château de Dinteville, d’époque XVIe au XVIIIe, à l’ouest du département, qui appartient à des amis de ma mère. J’ai représenté la tourelle des gardes et ses douves.
— Quand t’aimes, t’es capable de dévoiler ton âme ! Ton moteur : la passion. T’as pas du tangible à me montrer ? Un carnet de croquis ?
— Pourquoi ? je demande prudent.
— Je te montre tes erreurs. En septembre, t’es sur les bancs des Beaux-arts.
— Dans ma voiture, j’ai un portrait au pastel sec sur lequel j’ai travaillé trois semaines.
Derrière ses lunettes, durant de longues minutes, il observe silencieusement le portrait de Blanche. Il compare avec sa photo et pose sa main sur mon épaule.
— Impressionnant.
Il coupe mon magnétophone.
— Gueule d’ange, soyons sérieux et parlons business. Un coup de crayon et un œil pareils, c’est du gâchis de ne pas l’utiliser à ton avantage. Veux-tu rentrer dans le métier ?
Je n'aime pas la tournure des événements.
68 commentaires
Ninja
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Paige
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Annie.
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