Fyctia
Chapitre 9
L’arrêt de la voiture en bordure du champ me tira de mes pensées. Le froid acheva de me remettre les idées en place. Nos respirations faisaient des nuages devant nos bouches et Swan avait raison, le soleil peinait à se lever, lui aussi. J’en appréciai d’autant plus mon travail en laboratoire. J’attrapai une caisse de matériel dans le coffre et descendis la pente givrée avec précaution. Nous retirâmes les bâches qui protégeaient les ossements. Aucun autre renard n’était venu mettre la pagaille. Nous nous agenouillâmes sur des planches, autour des squelettes, grattant la terre un peu plus froide et un peu plus dure que la veille.
J’observai les gestes minutieux de Swan. Son expression concentrée. Le plaisir qu’il prenait. Je me demandais ce qui l’avait poussé à quitter l’archéologie. À Lyon, il avait dû faire partie d’un grand institut de recherches, ou d’un service public important. Quand nous avions effleuré la question, nous nous étions disputés. En réalité, je ne savais rien sur lui. Je fantasmais sur un physique, pas sur une vraie personne. Cette réflexion, ainsi que faire ce pour quoi j’étais doué – examiné de vieux ossements –, contribuèrent à apaiser mon ressentiment.
— Tu… tu t’es reconverti dans l’hôtellerie depuis longtemps ? l’interrogeai-je au bout d’une heure.
Le regard surpris de Flore ne m’échappa pas. Oui, j’étais capable de m’exprimer gentiment. J’étais même capable de me montrer curieux, ce qui me poussait à briser mon vœu de silence.
— Quatre ans, répondit Swan. J’ai complètement dégagé le fémur. Je peux le mettre dans la boîte ou tu veux faire des photos ?
— Non, vas-y, range-le, ne perdons pas de temps.
Swan décolla doucement l’os du sol et le déposa dans la caisse tapissée de mousse.
— Tu étais à l’INRAP ? poursuivis-je.
— Mon CV t’intéresse ? répliqua-t-il.
Je soupirai.
— J’essaie juste de me montrer un peu plus sympathique, mais si tu préfères que je me taise, ça me va.
Flore vint à sa rescousse.
— Et vous, Alexandre, qu’est-ce qui vous a conduit vers l’anthropologie ?
— J’ai fait un stage dans un laboratoire et l’aspect « enquête » m’a bien plu. Déterminer à partir de traces la vie des gens d’autrefois, pouvoir contribuer à une meilleure connaissance de nos modes de vie actuels en étudiant ceux de nos ancêtres… Et puis ça voulait dire passer beaucoup de temps en labo, au chaud et au sec.
— Tu n’interviens jamais sur les chantiers de fouille ? questionna Swan.
— Si, mais ce n’est pas l’essentiel de mon travail. Les chantiers où on ne retrouve pas d’os humains ne me concernent pas. Si j’avais été technicien de fouilles, j’aurais pataugé dans la boue.
— Monsieur est délicat.
Je serrai les dents. J’avais sans doute mérité que Swan me traite avec une telle froideur. C’était peut-être mieux, d’ailleurs.
— Chacun son truc, répondis-je, neutre. J’en déduis que toi…
— Oui, moi je pataugeais dans la boue et je prenais des coups de soleil en été. Mais sans moi, les gens comme toi n’ont rien à étudier.
— Je le sais. J’ai du respect pour le travail des techniciens.
Swan m’adressa un regard circonspect.
— Ça t’arrange, d’être dans un labo. Tu n’as jamais aimé le travail d’équipe.
— C’est vrai, reconnus-je.
J’emballai soigneusement les petits os de la main gauche. La phalange de l’annulaire était toujours entourée d’une bague à moitié rongée, certainement une alliance forgée dans un métal commun. Elle aurait été faite d’or, elle ne se serait pas oxydée.
— Ça ne te manque pas ? repris-je.
— Non, répondit Swan, sèchement.
— Ça s’est mal terminé, souffla Flore sur le ton de la confidence.
Elle récolta un regard noir de la part de son beau-frère.
— Je suis passé à autre chose, déclara-t-il en se relevant.
Il frotta ses genoux douloureux.
— Flore, je peux prendre ta voiture ? Je peux faire l’aller-retour à la maison et vous apporter un repas chaud. Comme ça, vous continuez à travailler.
— Bonne idée. Tu peux refaire du café, aussi ?
Swan remonta la pente avec la thermos.
J’en profitai pour questionner l’autre archéologue.
— Que s’est-il passé ? Ça a l’air d’être encore un sujet difficile pour lui, quoi qu’il en dise.
— Ça vous intéresse vraiment ?
— Je n’ai pas la réputation d’être quelqu’un de sociable. Swan a raison, je ne suis pas branché travail d’équipe. Néanmoins, je ne suis pas un monstre sans cœur non plus.
Flore réfléchit tout en finissant de dégager le crâne, puis s’assit sur sa planche.
— Swan a eu affaire à un supérieur hiérarchique toxique qui l’a conduit à faire un burn-out, révéla-t-elle. Quand il est arrivé ici, il n’était plus que l’ombre de lui-même, il ne voulait plus entendre parler d’archéologie, ça l’avait dégoûté.
— C’est la première fois qu’il retouche une truelle ?
— Oui.
— Comment s’est-il retrouvé ici ?
— Ses parents lui ont proposé de venir se reposer chez eux, au manoir, de rompre avec l’ambiance anxiogène de Lyon. Il n’est jamais reparti. Cette histoire a aussi mis un terme à son couple. Pierre-Yves ne voulait et ne pouvait pas quitter Lyon. Leur relation n’a pas résisté à la distance et à la dépression de Swan.
Je hochai la tête, compréhensif. Je retenais surtout que Swan était alors en couple avec un homme. J’avais vu juste à propos de sa bisexualité.
— Je pense qu’il a eu du mal à dormir et qu’il s’est levé à la dernière minute, reprit Flore, défendant son beau-frère. C’est suffisamment difficile pour lui, donc ce n’est pas la peine d’en rajouter en lui parlant comme vous le faites. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé entre vous à l’époque, mais vous pourriez enterrer la hache de guerre.
— Je ferai attention, promis-je.
Flore s’en contenta.
— Vous voulez vous charger du crâne ? proposa-t-elle, et nous reprîmes le travail.
Quand Swan revint avec de généreuses parts de tourte à la pomme de terre et au lard bien chaudes, nous avions fini d’emballer le premier squelette. Nous nous appuyâmes sur le capot de la voiture pour manger dans de vraies assiettes, avec de vrais couverts. Puis nous observâmes le second corps en serrant entre nos mains gantées nos gobelets de café.
— Ils étaient enlacés, conclut Swan, debout près des pieds du deuxième individu.
— On n’en sait rien, objectai-je. Les corps bougent sous l’effet de la décomposition des tissus, sans parler de l’affaissement du terrain. Ils ont pu rouler de l’abri formé par ce relief jusqu’ici.
— Ah, tu vois que toi aussi tu fais des hypothèses.
— Une théorie bien plus plausible que la tienne, rétorquai-je avec un sourire.
Désarçonné par ma tentative de détendre l’atmosphère, il ne dit rien. Un léger flottement s’instaura entre nous.
— On s’y remet ? lança Flore. La neige, tout ça, vous vous souvenez ?
Je me penchai, déposant son gobelet émaillé dans la caisse qui accueillait aussi la thermos et des biscuits. Quand je me redressai, j’interceptai le regard de Swan. Il reluquait mes fesses ?! Par réflexe, je tirai sur mon blouson. Je portais un pantalon de chantier, franchement, il y avait plus sexy. Je devais me tromper.
2 commentaires
alexx23
-
Il y a 21 jours
Aurore_K
-
Il y a 21 jours