Fyctia
Chapitre 1
Alexandre.
J’observais au microscope les marques laissées par un objet contondant sur la mandibule d’un individu de sexe masculin ayant connu la Guerre de Cent ans. D’après les relevés des fouilles archéologiques, des outils agricoles avaient été retrouvés à proximité. Il avait tout à fait pu être frappé avec le manche de l’un d’entre eux. Ce n’était pas suffisant pour provoquer la mort, mais d’autres ossements avaient été exhumés sur le même site. Ceux-là portaient des traces de blessures mortelles assénées avec des lames. Des épées tranchantes. Les raids des soldats et des mercenaires faisaient souvent des victimes parmi les paysans quand ceux-ci refusaient de céder leurs biens et leurs récoltes. En revanche, rien n’indiquait dans quel camp se trouvait l’homme sous mon microscope. Il pouvait très bien être la victime d’un paysan qui s’était défendu en le frappant avec son outil. Toutefois, je me gardai bien de consigner mes hypothèses dans le dossier. Je m’en tins aux indices et laissai le soin à d’autres de les interpréter. Je n’étais qu’un maillon dans la chaîne post-opératoire.
D’un geste machinal, je replaçai mes lunettes rectangulaire sur son nez, puis allai ranger la mâchoire dans la boîte avec le reste des ossements.
J’avais bien mérité un café. Mes collègues étaient passés devant la porte du laboratoire un peu plus tôt en revenant de leur pause, j’étais donc presque sûr de ne croiser personne en allant me préparer une tasse à la tisanerie de l’étage. Pas que je ne les appréciais pas, mais je n’étais pas très doué pour les relations sociales de base, je ne savais jamais quoi dire et quand j’essayais de faire la conversation, ça avait l’air forcé. Je savais ce qu’ils disaient de moi : que je préférais la compagnie de mes squelettes à celle des vivants. Ma réputation d’asocial n’était donc pas usurpée et je ne faisais rien pour me rendre sympathiques de mes collègues. Tant que tout le monde faisait son travail, ça me convenait.
Je jetai un coup d’œil prudent dans la salle de pause avant d’y pénétrer. Personne. Je me fis couler un café et retournai le boire dans mon bureau. En même temps, je m’occupai de télécharger mes photos et mes fiches sur le dossier commun.
Le téléphone sur mon bureau sonna.
— Anthropologie ? répondis-je machinalement.
— Vous ne pouvez pas tout simplement donner votre nom ? me reprocha mon chef de service. Comment savoir si c’est bien vous qui décrochez ?
— Qui ça pourrait être d’autre, selon vous ?
Restrictions budgétaires obligent, j’étais le seul anthropologue du bâtiment.
Mon interlocuteur poussa un soupir agacé. Je l’imaginais dans son bureau, à l’étage au-dessus, essayer de faire preuve de patience à mon égard.
— Bon, je vous appelais pour vous dire que vous êtes attendu lundi en Haute-Vienne. Deux squelettes ont été retrouvés par un fermier. Je vous passe les détails mais dans un cas comme celui-ci, le spécialiste, c’est vous.
Je n’avais rien contre explorer de nouveaux sites archéologiques, mais Noël était dans un mois, ce n’était pas une saison pour aller gratter de la terre gelée. Surtout seul, sans une équipe pour accélérer l’opération.
— Ils vous ont déjà réservé une chambre dans un gîte local, poursuivit mon chef. Vous récupérez les squelettes et vous rentrez avec.
Je comptai jusqu’à trois avant de répondre, ce qui ne m’empêcha pas de rétorquer vertement :
— Qu’est-ce que j’irais foutre dans ce trou perdu !? Vous ne pouvez pas simplement envoyer un technicien de fouilles si c’est juste pour déterrer des ossements ?
— Vous aller y faire votre travail, Alexandre. Et, accessoirement, économiser l’argent public en évitant des fouilles étendues si, finalement, il n’y a que trois fémurs et deux tibias au fond d’un trou.
— Nous aurions donc deux individus, dont un unijambiste, raillai-je. Vous savez qu’on peut déterminer la manière dont un membre a été amputé ?
— N’essayez pas de changer de sujet. Rendez-vous lundi à dix heures au lieu-dit La Porcherie, au manoir de la Châtaigneraie…
— La quoi ? Vous êtes sérieux ?!
— Très. La présidente de l’association d’archéologie locale vous y attendra. Elle vous assistera. Je vous mettrai ses coordonnées dans le mail que je vous envoie. Je vous souhaite un bon week-end, Alexandre. Ne vous inquiétez pas pour votre travail en cours, il sera toujours là à votre retour.
Sur ce, il raccrocha.
Je pestai à voix haute après la bureaucratie, les associations qui me faisaient se déplacer à travers la région en plein mois de novembre alors que la météo annonçait des précipitations pouvant se transformer en chutes de neige, les bouseux qui habitaient à La Porcherie. Je ne savais même pas quand je pourrais rentrer chez moi car une telle opération pouvait prendre du temps, si le terrain était difficile ou les ossements fragiles. Ce n’était pas juste déterrer trois vieux os, les mettre dans une boîte et rentrer.
Je me déplaçai régulièrement à travers toute la région sur des sites archéologiques, mais là, j’allais devoir me lever à cinq ou six heures du matin pour aller m’enterrer dans un lieu-dit qui n’était peut-être même pas répertorié sur le GPS. Pour un peu, il y aurait du brouillard sur la route. J’allais me perdre en pleine cambrousse.
Une notification m’informa de l’arrivée d’un mail. Mon chef me donnait les coordonnées de mon contact sur place, l’adresse, et quelques photos du site. Deux squelettes avaient été retrouvés au milieu de nulle part. Un léger décapage en surface, réalisé par la police scientifique, avait révélé la présence de deux crânes ainsi que la partie supérieure des corps, à première vue enchevêtrés. La couleur indiquaient qu’en effet, ils ne relevaient pas de la médecine légale contemporaine. Toutefois, je n’espérais pas en tirer grand-chose. Il n’y avait pas de contexte dans lesquels les replacer pour déterminer leur histoire.
Mon soupir dut s’entendre depuis l’autre bout du couloir. J’allais devoir quitter Bordeaux pour me rendre à La Porcherie. Manoir de la Châtaigneraie. C’était probablement une vieille ferme à qui on avait donné un nom pompeux. Je n’osai pas faire une recherche sur Internet, pour ne pas découvrir l’ampleur du désastre. Qui sait, j’aurais peut-être une bonne surprise en arrivant sur place ? Ce serait peut-être une jolie maison cossue, bien chauffée et confortable ?
Avec tout ça, mon café était froid. J’en jetai le fond et lavai ma tasse, avant de mettre de l’ordre dans son bureau. Estimant que me lever lundi à une heure indue valait bien une petite compensation, je quittai plus tôt. Je rassemblai le matériel dont j’allais avoir besoin : ordinateur, microscope portatif et tablette, caisses de transport, protections, pelles, truelles de toutes tailles, pinceaux… Je dus faire plusieurs voyages jusqu’à ma voiture. Lorsque j’éteignis, j’eus un dernier regard pour mon bureau soudain plongé dans la pénombre.
— Je sens déjà que je vais le regretter, marmonnai-je en insérant la clé dans la serrure.
11 commentaires
Nora Rosen
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Il y a un mois
Aurore_K
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Il y a 25 jours
Emy Pya & Lara Robin
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Il y a un mois
Aurore_K
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Il y a un mois