Fyctia
5. Prudence
Dire que ma présence plombe l’ambiance serait minimiser l’ampleur de l’atmosphère glaciale qui règne dans la salle à manger. Depuis le début du repas, Gérard et Apolline lancent des regards d’incompréhension à Cassandre. Suivis en général d’une œillade antipathique à mon égard.
Égale à elle-même, ma compagne n’a pas relevé une seule fois le nez de son assiette depuis l’arrivée de son père.
Transparente.
Insignifiante.
À l’opposé de l’attitude de son frère qui — les mâchoires crispées et le regard noir — ne cache pas l’animosité que je lui inspire.
Tremble Théodore, ton tour viendra !
Je ne suis pas venue pour me faire des amis ni pour trouver une famille ! Plus je crée la discorde, plus j’ai de chance d’atteindre mon objectif ! Tel un Phoenix, je renaitrai des cendres de votre famille !
Lassée de ce silence étouffant, je repose mes couverts en argent sans aucune délicatesse contre la faïence de mon assiette. Apolline sursaute et me fusille du regard.
— Faites attention ! C’est un service en porcelaine de Limoges qui est dans notre famille depuis plusieurs générations ! Ce sont des pièces très rares que l’on ne trouve plus nulle part.
— Ah bon ? Pardonnez-moi, comme ma grand-mère a les mêmes chez elle je pensais que vous aussi vous les aviez achetés à Leclerc, je m’excuse avec mon air le plus innocent possible.
Personne n’est dupe et Cassandre me donne un coup de coude dans les côtes alors que sa mère s’étouffe avec une pomme de terre.
— Vous semblez avoir le sens de l’humour mademoiselle, ironise Gérard, mais parlons sérieusement...
Il laisse planer un silence en me détaillant d’un regard sévère. Le moins que l’on puisse dire c’est que ses enfants lui ressemblent. Les mêmes cheveux bruns et drus, le visage anguleux et le nez pointu, sa paternité n’est pas à remettre en question. Enfin, Cassandre a aussi récupéré les hanches généreuses et les cheveux bouclés de sa mère alors que Théodore est aussi sec et fin que son patriarche.
— Dites-moi, que faites-vous dans la vie ?
— Je suis photographe professionnelle, je réponds du tac au tac.
— Je croyais que c’était un métier en voie de disparition avec tous ces amateurs qui s’achètent des appareils hors de prix, vous réussissez à gagner votre vie ?
L’air sournois qu’il affiche et le sourcil qu’il relève dans une pose dédaigneuse ne me laissent aucun doute sur ses intentions. L’heure de l’interrogatoire a sonné. Je m’y suis préparée depuis si longtemps que j’ai presque envie de pouffer devant le ridicule de la situation. Il est tellement persuadé de sa supériorité, qu’il est incapable de voir plus loin que le bout de son nez. Convaincu par avance que je ne suis intéressée que par l’argent de sa famille...
S’il savait qu’il est très loin du compte...
Je prends le temps d’avaler une longue gorgée de vin avant de lui répondre. Je dois leur reconnaitre cet avantage : posséder une bonne cave.
— Je gagne largement assez pour vivre et me faire plaisir de temps en temps. Quand à votre inquiétude concernant l’avenir de ma profession, je tiens à vous rassurer, ceux qui ont du talent trouvent toujours un moyen de s’en sortir.
Je lui lance un sourire hypocrite et attrape une pomme de terre entre mon pouce et mon index pour l’apporter jusqu’à ma bouche. Toute en provocation je me lèche les doigts tout en laissant échapper un soupire de plaisir.
— Madame Lambert, il faudra que vous me donniez la recette de cette sauce c’est un pur délice !
Je m’attends à voir la matriarche tourner de l’œil d’une seconde à l’autre, alors que Cassandre relève enfin la tête de son assiette et me lance un regard noir que je n’ai aucun mal à ignorer.
— Et cette couleur de cheveux c’est dans quel but ? Reprends Gérard avec une grimace.
Il semblerait que le vieux ait décidé de tester ma patience ! Pas de chance, à ce petit jeu je suis la plus forte !
— Une envie, vous ne trouvez pas que ça me va bien ? je demande avec insolence en faisant virevolter mon carré rose autour de ma tête.
— C’est une question de goût, je suppose, marmonne-t-il.
— Et vous alors que faites-vous dans la vie ? je demande en reprenant les rênes de la conversation.
— Je trouve étrange que ma fille ne vous ait pas parlé de l’entreprise familiale que je dirige. Vous vous connaissez depuis combien de temps déjà ?
L’air moqueur qu’il m’adresse me laisse de marbre. Bien sûr que si sa fille a discouru de long en large de leur petit bizness florissant en ma présence, mais je n'avais pas besoin de Cassandre pour en connaitre chaque détail. Ça fait dix ans que je les surveille, traquant chaque information sur eux, chaque évènement d’importance, chaque nouvelle rencontre, rien ne m’échappe ! Je sais tout d'eux, mais ça, il n'a pas besoin de le savoir.
Le moment n'est pas encore venu...
— Oh vous savez, moi quand je vois votre fille, le seul mot que je souhaite entendre de ses délicieuses lèvres c’est mon nom qu’elle gémit lorsqu'elle jouit !
Je me mordille la lèvre inférieure pour retenir l’éclat de rire qui menace de m’échapper devant l’air offusqué d’Apolline. La main sur la poitrine, suffocant à moitié et les yeux exorbités, elle semble sur le point de tourner de l’œil. D’un pas précipité Cassandre quitte la table. Seul Théodore reste inébranlable et muet. À croire que je lui ai volé sa langue et sa répartie dans le train.
— Vous avez une drôle de manière de montrer votre respect à ma fille, gronde Gérard au bord de la crise de colère.
— Dire la vérité, c'est la respecter, enfin c'est peut-être une notion qui vous est étrangère... Maintenant si vous voulez bien m’excuser je vais retrouver la femme douce et aimante dont vous ne respectez pas les choix !
J'accentue intentionnellement le "vous" avec une intonation accusatrice en les fixant sans ciller et puis sans un mot de plus je me redresse et quitte la pièce la tête haute. J’ai remporté la première manche, mais la partie est loin d'être gagnée.
Je me faufile à l’extérieur pour m’en griller une, je ne suis pas d’humeur à entendre les jérémiades de Cassandre pour l’instant. Adossée à une voiture, je recrache la fumée opaque entre mes lèvres et l’observe disparaitre dans le ciel sombre.
Tout est éphémère. Bref. Fugace.
Rien n'est éternel.
Et je suis prête à tout pour le rappeler aux Lambert !
— Tu n’es pas commune comme femme... affirme une voix grave.
Je tourne la tête vers la maison où je discerne à peine une silhouette dans la pénombre. Pas besoin d’en voir plus pour reconnaitre mon interlocuteur. Le timbre de sa voix m’a suffi pour l’identifier. Avec nonchalance j’aspire une autre bouffée cancérigène et la relâche en laissant tomber ma tête en arrière. Je prends mon temps, laisse planer le silence qui nous enveloppe.
Rien ne presse.
— Je suppose que c’est toujours mieux que d’être qu'une pâle copie de son père...
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Sand Canavaggia
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Manon Kaljar
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Aliena
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Manon Kaljar
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Camille Jobert
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Manon Kaljar
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alexia340
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Manon Kaljar
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Emma Berthet
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Manon Kaljar
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