Fyctia

J’ai toujours aimé le théâtre et cette possibilité infinie de se glisser dans la peau des autres. De créer la surprise chez les spectateurs. Autant dire que la réaction de Théodore quand il me reconnait au bras de sa sœur vaut tout l’or du monde. Enfin peut-être pas autant que l’air catastrophé d’Apolline Lambert qui mériterait bien une petite photo souvenir.

J’exulte intérieurement ! Tous les pions prennent leur place sur l’échiquier comme je l’espérais. Bientôt la famille Lambert ne sera plus qu’un vague souvenir et aucun d’entre eux ne sera épargné !

Un éclair d’appréhension traverse le regard de Théodore ce qui me fait sourire. J’en oublie presque la main moite de Cassandre se crispant autour de la mienne. Je ne supporte plus cette mijaurée handicapée des sentiments, terrifiée à l’idée de décevoir papa et maman et d’assumer ses desirs. Ce besoin constant d’être rassurée, soutenue, accompagnée, comme une gamine de douze ans me sort par les yeux. Mais j’ai besoin d’elle et j’ai bien assez lutté pour la séduire pour tout abandonner si près du but ! Alors je prends sur moi et lui lance un regard rassurant.

— Ne t’inquiète pas tout va bien se passer, je lui murmure à l’oreille.

— Tu as vu la tête de ma mère ? C’est une très mauvaise idée ! Viens on s’en va tout de suite ! objecte-t-elle.

Elle tire sur mon bras en faisant un pas en arrière, mais les pieds bien ancrés dans le sol je ne bouge pas d’un millimètre.

— Mon cœur, je n’ai pas fait tout ce chemin pour tourner les talons au dernier moment. Laisse lui le temps de s’habituer à l’idée et tu verras que tout se passera bien.

Ce surnom niais me brule la langue tant je le trouve ridicule, mais à la guerre comme à la guerre, tous les moyens sont bons pour remporter la victoire.

Je replace en douceur une de ses mèches derrière son oreille tout en ancrant mon regard au sien.

— Je suis avec toi, ne t’inquiète pas, d’accord ?

Cassandre hoche la tête et prend une grande inspiration.

— Ça va être un désastre je préfère te prévenir... marmonne-t-elle.

— Peu m’importe tant qu’on est toutes les deux.

Je l’entraine à mes côtés vers l’entrée. Sur le pas de la porte sa mère nous dévisage avec un mélange de d'incompréhension et de dégoût tandis que derrière elle, Théodore me fusille du regard. Je me délecte de cette situation rocambolesque. Apprenez mes très chers Lambert qu’on récolte ce que l’on sème ! Et ma vengeance sera terrible, soyez en certain !

Feignant de ne pas remarquer le mépris affiché par Apolline, je tends une main vers elle.

— Bonsoir madame, enchantée de vous rencontrer, je suis Prudence.

La soixanteraire pince les lèvres, fronce les sourcils et ignore ma paume.

— Entrez, le repas va refroidir, je vous attendez bien plus tôt, lance-t-elle d’un ton froid.

Cassandre danse d’un pied sur l’autre derrière moi et se tend à la réplique de sa mère. On sait tous que c’est un mensonge. Le fils prodige étant dans le même train que moi, nous sommes parfaitement à l’heure.

Je ne réplique pas et tente de garder mon faux sourire jovial plaqué sur mes lèvres en entrant dans la maison. Tout ici respire le luxe et la démesure. Ça me donne envie de vomir. Ce besoin d’étaler sa puissance et sa richesse est un concept qui m’est tout à fait étranger et que je ne comprends pas.

— Vous avez une très belle maison, je lance tout de même par politesse feinte.

— Si vous le dîtes, réplique Apolline sans un regard dans ma direction. Allez-vous installer à table, j’apporte le repas.

— On n’attend pas papa ? demande d’une petite voix Cassandre.

Je me retiens avec peine de lever les yeux au ciel. Sa naïveté me surprend un peu plus chaque jour. Par moment j’ai l’impression qu’elle le fait exprès, mais son air surpris et ses yeux tristes me confirment qu’elle est tout à fait sérieuse.

— Il a beaucoup de travail il ne rentrera que tard, alors autant ne pas l’attendre, claque la voix de sa génitrice.

Cassandre se voute et se rapproche un peu plus de moi. J’ai la désagréable envie de la secouer par les épaules et de lui hurler de grandir. Heureusement pour elle, sa marâtre interrompt mes idées sanguinaires.

— Théodore viens m’aider à apporter le repas, les filles allez-vous installer à table !

La grimace qui déforme son visage lorsqu’elle prononce « les filles » m’amuse. Mais en parfaite belle-fille je ne laisse rien paraitre et emboite le pas de ma compagne jusqu’à la salle à manger. Je marque un temps d’arrêt devant la table dressée. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Apolline a mis les petits plats dans les grands et qu’elle ne s’attendait pas une seule seconde à ce coming-out. La porcelaine et l’argenterie sont de sortie et brillent sous la lumière douce du lustre. Beaucoup trop classique à mon goût, mais je dois reconnaitre que ça a une certaine classe.

Raide, Cassandre s’assoit et me fait signe de prendre place à ses côtés. Je pouffe en observant la rangée de couverts de chaque côtés de mon assiette.

— Ils pensaient que j’avais plusieurs bras pour mettre trois fourchettes et trois couteaux ? j’essaie de plaisanter pour détendre l’atmosphère et dérider la jeune femme à mes côtés.

Elle esquisse à peine un sourire et cette fois-ci je ne peux pas empêcher mes yeux de rouler dans leurs orbites tant elle m’exaspère. Quelle chiffe molle cette nana des fois quand même ! Elle arriverait presque à me saper le moral. Et pourtant en dix ans,, je n’ai jamais été aussi heureuse qu’aujourd’hui ! Assister au chao que je suis en train de créer est jouissif.

Même songer à tout ce que j’ai perdu et sacrifié pour en arriver là ne terni pas ma joie et mon allégresse. Maintenant que la partie a commencé, je n’ai plus qu’à déplacer les pions dans le bon ordre et tout s’enchainera comme sur des roulettes.

La porte d’entrée claque dans le hall et résonne jusqu’au salon. Je ne peux retenir un sourire machiavélique : le roi est enfin là !

Gérard Lambert.

L’homme qui vaut des millions, à l’ambition sans borne et à la morale inexistante.

L’homme à abattre !