Manon Kaljar Amertume 3. Théodore

3. Théodore

Je passe aux toilettes pour me rafraichir et me remettre les idées en place avant de retourner à mon siège, occultant autant que possible ma voisine. Tâche ardue quand on sait que l’allée qui nous sépare ne fait pas plus de soixante centimètres. Le regard vissé sur le fauteuil devant moi, j’aperçois le moindre de ses gestes dans ma vision périphérique.


Pourvu que le train n’ait pas de retard et que nous arrivions vite à destination !


Entre la musique insomniante de mon voisin, les gamins qui jouent deux rangs plus loin et la mante religieuse qui m’aguiche à grand renfort de poitrine en avant et de mordillement de lèvres suggestif, je sens ma patience fondre comme neige au soleil.


Le vibreur de mon portable dans la poche intérieure de ma veste me distrait quelques secondes. Le temps de prendre connaissance du contenu du message de ma sœur et déjà les soucis me reviennent en mémoire.


« Tu es où ??? Maman va me rendre folle ! Dépêche-toi d’arriver ! »


Cette journée ne va jamais se terminer ma parole... Avec toutes ces péripéties, j’en ai oublié le repas familial de ce soir.


« Zen Cass je suis encore dans le train, j’arrive dès que je peux. En attendant enferme maman dans la cuisine ça devrait la retenir un peu. »


« Tu crois qu’il est trop tard pour annuler et dire que je viens de me faire larguer ? »


Je pouffe en lisant la réponse de Cassandre. Ma petite sœur déteste le contact avec les autres, elle n’est à l’aise que derrière son ordinateur à jongler avec ses chiffres de la comptabilité. C’est une des raisons qui explique pourquoi c’est la première fois en vingt-six ans qu’elle nous présente quelqu’un. Au plus grand soulagement de ma mère, qui arrivait à terme de prétendant à lui présenter. Notre mère a — sans exagérer— écumé tous les potentiels gendres de la région ces dernières années tant elle s’inquiétait de voir Cassandre finir vieille fille. Je me demande bien qui est celui qui a réussi à ravir son cœur. J’en oublie presque mes voisins turbulents.


— Chers voyageurs nous arrivons en garde de Joinville, veuillez attendre l’arrêt complet du train avant de descendre et veillez à ne pas oublier vos bagages.


Je range mon téléphone, attrape ma sacoche et me redresse en vitesse. J’écarquille les yeux en remarquant Prudence se hisser sur la pointe des pieds pour récupérer ses affaires. Ne me dites pas qu'elle descend aussi à cet arrêt !


— Je peux avoir un coup de main ? J’ai peur de m'assommer en descendant mon macchabée du porte-bagage.


Le grand sourire qu'elle lance dans ma direction semble sous-entendre qu'elle s’adresse à moi. Dans le doute je lance un regard circulaire autour de moi, mais je suis bien le seul à être debout et à portée de bras pour lui venir en aide. Mal à l’aise suite à notre échange plus qu’inconvenant je n’ose pas m’approcher trop près d’elle. Je ne pense pas qu’elle me sauterait encore dessus, mais ne sait-on jamais, vaut mieux être prudent. À bout de bras j’attrape la lanière de son bagage et le descends sur son siège.


— Merci c’est adorable.


Son attitude me laisse pantois, elle me sourit comme si rien ne s’était passé. Comme si nous étions de simples connaissances. Est-ce que j’ai rêvé ou est-ce qu’elle a de sérieux troubles de mémoire ? J’en viendrai presque à douter de ces baisers si je n’avais pas encore la sensation de ses lèvres sur les miennes et son parfum entêtant dans le nez. Où peut-être souffre-t-elle d’un dédoublement de personnalité.


Mes réflexions s’arrêtent là alors que le train s’arrête dans un grand bruit de frein. Sans plus attendre, j’attrape mes affaires et me dirige vers la sortie. Mes parents ne m’ont pas éduqué de cette manière, mais je ressens au plus profond de mes tripes qu’il est urgent que je m’éloigne de cette femme. Sans un regard en arrière je descends du wagon et avale une grande goulée d’air frais en posant le pied sur le quai. L’été est bientôt là. Les jours rallongent et les températures sont beaucoup plus agréables. Sans m’attarder, je traverse le hall de la gare en direction du parking où je récupère ma voiture.


Avant de démarrer, j’envoie un message à ma sœur pour la rassurer.


« Je viens d’arriver à Joinville, je suis à la maison dans une trentaine de minutes. »


Je laisse retomber mon téléphone sur le siège passager et enclenche la marche arrière. Sur le parvis de la gare, je repère au loin les cheveux roses de Prudence. Son sac à ses pieds elle semble attendre quelqu’un en lançant des regards à la ronde. Très bien ! Qu’elle aille planter ses griffes acérées dans une autre victime !


Je roule à toute vitesse, m’éloignant autant que possible. Je ne me l’explique pas, mais un affreux pressentiment me comprime la gorge et me retourne l’estomac. Cette femme n’est pas ce qu’elle semble être !


Il ne me faut qu’une vingtaine de minutes avant de remonter l’allée de la maison parentale. L’imposante demeure en bois et en pierre me surplombe alors que je coupe le moteur. Je prends quelques secondes pour évacuer toute la tension qui m’habite et après une profonde inspiration je sors de l’habitacle.


— Coucou, c’est moi, je crie à la volée en passant le pas de la porte.


Ma mère sort en trombe de la cuisine sur ma droite, un air catastrophé sur le visage.


Allons bon que se passe-t-il encore ?


— Théodore ! Tu es enfin là !

— Salut maman, que se passe-t-il ?

— Il se passe qu’ils ont tous déserté une fois de plus et que je me retrouve toute seule pour tout gérer ! Ton père est encore au travail et ta sœur s’est éclipsée à la première occasion alors que je fais tout ça pour elle !


Je retiens avec peine le rire qui enfle dans ma poitrine. Avec autant de sérieux que possible, je tente de la calmer.


— Je suis là maintenant, dis-moi ce que je peux faire pour t’aider, je la rassure.

— Rien, je me suis débrouillée, comme d’habitude ! râle-t-elle.


Je secoue la tête, c’est typiquement ma mère ça, se mettre dans des états pas possibles pour des broutilles pour lesquelles elle aurait refusé notre aide.


Ma mère se redresse et plaque un grand sourire sur son visage quand le bruit d’un moteur remontant l’allée résonne dans l’entrée.


— Va te changer ils sont là !


Je n’ai pas le temps de répliquer que déjà elle me pousse vers l’escalier menant aux chambres. Elle semble avoir oublié que je ne vis plus ici depuis longtemps et que je n’ai rien pour me changer. Sa nervosité m’attendrit et me fait rire. Une vraie mère poule !


Les mains dans les poches, je me tiens en retrait alors que ma génitrice se jette sur la porte pour ouvrir à notre invité.


Le glapissement qu’elle laisse échapper m’interpelle et des sueurs froides glissent le long de ma colonne vertébrale quand je réalise à qui appartient la main liée à celle de ma sœur.


Prudence !

Tu as aimé ce chapitre ?

21

21 commentaires

Sand Canavaggia

-

Il y a 6 ans

Tout le long du texte, je me suis dit c'est Prudence qui va arriver et à la lecture de la dernière ligne une euphorie vilaine m'a contaminée. Oui, j'ai honte d'avoir espéré tout le long et de me réjouir du coup de folie qu'il va y avoir !

LilouJune

-

Il y a 6 ans

Incroyable ! Beau suspens pour cette fin de chapitre ! Dès soucoupes ont remplacé mes yeux 😆

EmilyChain

-

Il y a 6 ans

Ah bah si...🙈 J’adore ! Ton histoire est un petit bonbon sucré et acidulé. On plisse les yeux quand ça pique mais on adore ça et on reprend un nouveau à chaque fois...!

Suzy Lemaire

-

Il y a 6 ans

J’adore...❤️

Manon Kaljar

-

Il y a 6 ans

Mouahah ;)

Aliena

-

Il y a 6 ans

Oh merde !!!!!!

Manon Kaljar

-

Il y a 6 ans

Hihi oui vilain hasard ^^

alexia340

-

Il y a 6 ans

Hahaha le hasard est un vilain

Manon Kaljar

-

Il y a 6 ans

Ahah heureuse de te surprendre un peu alors :)

Estelle Miccoli

-

Il y a 6 ans

Quoi ?! C’est quoi ce délire ??!! Je m’y attendais pas à celle-là !
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.