Marie Andree Harmonie Adverse 24-Eternam

24-Eternam

Les jours suivants se déroulent dans une alternance de bons et de moins bons moments.


Dans les instants presque joyeux, il y a Troy, toujours, avec ses anecdotes à propos de sa maîtresse ou de ses copains à l’école - où il est retourné très vite avec plaisir, et où ils sont souvent en retard, comme avant. Il y a les gâteaux qu’ils réalisent ensemble quand elle rentre du café, et les vieux dessins animés qu’ils regardent sur l’écran mobile, assis l’un contre l’autre en mangeant de la glace sur le canapé.


Il y a surtout ses rondes avec Jamie, qu’elle a reprises rapidement, trois jours après l’au revoir à Ysé.


— Tu es sûre, puce ? a-t-il demandé le premier soir où elle l’a rejoint, un éclat inquiet dans ses yeux.


— Je suis sûre, James, et, je t’en prie, ne te mets pas toi aussi à me regarder comme si j’allais me casser en mille morceaux.


— Je n’ai jamais pensé ça, Althea.


— Je sais, a-t-elle affirmé dans un hochement de tête. Voilà pourquoi j’apprécie spécialement ta compagnie en ce moment.


— Ok. Allons sauver le monde ensemble, alors, a-t-il conclu avec un clin d'œil.


Et elle a éclaté de rire - un vrai éclat de rire, qui fait un peu mal dans la poitrine et qui fait monter quelques larmes aux yeux. Elle a eu l’impression d’être vivante pour la première fois depuis la mort d’Ysé.


Mais il y a aussi des moments où elle pense que le chagrin et la colère ne la quitteront jamais.


Les instants où elle oublie sont terribles.


Oui, parfois, l'après-midi en rentrant du café, elle s'attend à trouver Ysé à la maison, en train d'aider Troy à faire ses devoirs, une tasse de thé à la main.


Ou quand elle rentre de sa ronde le soir, elle s'attend à découvrir leur salon éclairé à la bougie, et Ysé sur le canapé, une tasse de tisane à la main. Ou, si iel s’est endormi·e après une journée plus fatigante au dispensaire, à pouvoir læ rejoindre directement dans leur lit, qu'iel aura réchauffé.


Le pire coup au cœur survient probablement tous les matins, au réveil : l'espace d'un instant, tout est normal, Ysé est déjà parti·e au dispensaire et elle læ verra ce soir. Puis, la réalité vient la frapper en pleine face, et en plein cœur, et elle reste, pantelante, dans l’alcôve qui ne résonnera plus jamais de leurs soupirs et murmures passionnés.


Sans faillir, la colère vient ensuite.


La colère, glacée et brulante à la fois, comme du venin qui remplacerait peu à peu le sang dans ses veines.


La colère, qui lui souffle toujours les mêmes mots à l'oreille.


Une putain de rupture d'anévrisme !


Les monstres sont réels et tuent des gens chaque nuit. Mourir d'une rupture d'anévrisme n'est-il pas la chose la plus absurde qui soit ?


Et Troy, toujours, la ramène au moment présent.


Parce qu'il faisait des cauchemars aussi - pas assez de rêves de Jamie, il faut croire - elle a décidé de dormir avec lui dans sa chambre, pour au moins quelque temps.


Ils se sont également lancés dans un grand tri des affaires d'Ysé. Althea ne veut pas l'effacer tout à fait de leur vie, juste rendre son influence moindre. Elle avait peur que cela perturbe Troy encore plus, pourtant il a eu l’air de comprendre, et était satisfait d'en donner une partie à ceux qui en ont besoin.


Ils ont gardé ses livres et ses bougies, et sa collection de thé et de tisanes, bien sûr. Troy a même proposé d'acheter de nouveaux mélanges pour les goûter en se demandant si iel les aurait appréciés ou non.


Chaque jour, elle admire la force de caractère et la résilience de son petit garçon.


***


À l’Electric Coffee, à part les premiers jours où tout le monde marchait sur des œufs avec elle, les choses ont presque repris leur cours normal. Alors que Valerie s’enquiert un peu plus souvent qu’avant de son état de fatigue, Rebecca parait moins effrayée par l’aura terrible du deuil, et semble prête à entendre des réponses sincères à ses questions.


— Comment tu te sens, Althea, vraiment ? demande-t-elle une semaine après sa reprise, alors que l’ambiance électrique du café est retombée après la pause de midi.


— Ça va, ça vient… Je ne sais pas ce qui est pire, les moments où j’oublie qu’iel est mort·e, ou les moments où son absence est tellement tangible. Comme une absence physique, quelque chose qui démange sur ma peau alors qu’il n’y a rien. Désolée, ça n’a pas trop de sens ce que je dis…


Elle secoue la tête et réarrange machinalement les cupcakes dans leur présentoir.


— Si, je vois tout à fait ce que tu veux dire, soupire Rebecca. Quand ma sœur est morte, j’étais perdue aussi au début, j’ai cherché des moyens d’éviter mon deuil. Tu sais qu’il existe même des entreprises qui jouent de ça ? Des boites qui proposent de continuer à faire vivre l’avatar en ligne d’une personne disparue contre des sommes astronomiques ?


Tandis qu’Althea, ébahie, lit la peur d’en avoir trop dit dans le regard bleu de son amie, elle continue avec courage.


— L’une d’entre elles, Eternam Avatar, semble bien marcher, à croire qu’on pourrait bientôt vivre dans une société où on ne laisse jamais vraiment partir nos disparus. Ça fait froid dans le dos, je trouve.


— Je ne connais pas, mais tu piques ma curiosité. Curiosité scientifique, se hâte-t-elle d’ajouter avec un geste de la main devant l’air paniqué de son amie.


***


Le soir même, de retour de sa ronde et après s'être assuré que Troy dort paisiblement - leur voisine Caroline s’occupe de lui quand Althea est absente - elle s'installe à la table du salon. Grâce à une commande vocale, elle allume l’ordinateur, qui n’est plus qu’un petit boitier à l’écran rétractable. La machine s’allume en une seconde - même moins si l’on en croit la publicité.


Elle lance une recherche pour en savoir plus et est horrifiée de ce qu’elle trouve.


Eternam Avatar a développé une interface avancée qui permet aux proches d’une personne décédée de communiquer avec l'avatar en ligne de cette dernière. Grâce à l’Intelligence Artificielle, l'avatar peut imiter les expressions faciales, les intonations vocales et même les émotions et avis de la personne disparue. Cela donne l’illusion totale que la personne disparue est toujours là, empêchant ainsi ceux qui restent d’aller de l’avant et de se reconstruire.


Elle continue à lire et découvre que cette entreprise propose différents niveaux de service en fonction du budget et des préférences de ses clients. Les forfaits de base offrent des interactions limitées et des mises à jour occasionnelles, tandis que les forfaits premium permettent une interaction plus fréquente et des mises à jour en temps réel basées sur les événements de la vie réelle.


Bienvenue dans le marketing de la douleur et du deuil !” pense-t-elle avec amertume.


Elle fouille un petit peu plus et découvre que Eternam Avatar a été financé, à ses débuts, par l’Incubateur de l’Ordre, un programme qui permet aux entreprises qui débutent d’accéder à du mentorat, à des occasions d'investissements et à d'autres formes de soutien pour les aider à s'établir.


Elle se promet d’en parler à Gales la prochaine fois qu'elle le voit.

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73 commentaires

Eva Boh

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Il y a un an

Encore une preuve du jeu malsain que peut jouer l'Ordre. Plus on en sait, moins j'adhère ! Je me languis qu'elle nettoie tout ça...

Marie Andree

-

Il y a un an

Oui, y a pas mal de boulot c'est sûr...

Narélia L

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Il y a un an

Décidément l’ordre est partout. ..

Marie Andree

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Il y a un an

Oui :-(

Jakae chappinj

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Il y a un an

Oh non, Eternam Avatar, quelle horreur

Marie Andree

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Il y a un an

Oui, ça fait froid dans le dos mais je pense malheureusement que ça pourrait exister un jour...

Cécile Marsan

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Il y a un an

Qu'elle horreur cette application !

Marie Andree

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Il y a un an

Oui ça fait froid dans le dos...

clecle

-

Il y a un an

A chaque fois que je vois ce que pourrait faire l'IA dans les années à venir, ça me déprime. XD Je crois que c'est très humain de la part d'Althéa de se laisser tenter, au moins à se renseigner là-dessus. Par ailleurs, tu développes de façon très crédible ce vide que laisse une personne partie si brutalement, donc cette phase de deuil dans laquelle se trouve ton héroïne.

Marie Andree

-

Il y a un an

Oui, j'avoue que là j'ai laissé parler mes propres peurs à propos de l'IA. :-( Et merci pour ton commentaire, je suis soulagée que tu trouves cela crédible, ce ne sont pas des chapitres faciles à écrire...
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