Fyctia
22-Au revoir
QUATRE JOURS PLUS TARD
Sa lame bouge aussi vite que le sang dans ses veines, échauffé par la rage qui s’est installée en elle à la seconde où son adversaire a touché Ysé avec sa grosse main velue - iels rentraient d’une petite soirée dans un bar quand un démon Paelthar a surgi dans Old Street, par ailleurs déserte.
Elle a crié à Ysé de s’écarter et s’est jeté sans attendre sur leur assaillant. Esquives, coups, parades, chacun de ses mouvements est millimétré à la perfection, portés par cette détermination limpide et froide : elle doit protéger Ysé, quitte à y laisser la vie. Son adversaire est néanmoins loin d’être un brillant combattant et elle lui porte vite un coup fatal en lui tranchant la carotide par un revers de son épée. Essoufflée, la joue éraflée, elle se retourne et cherche frénétiquement saon amoureuxe.
“Ysé !”
Althea se réveille, le cœur battant, et s’assoit dans son lit au milieu des draps tout emmêlés.
“Ce n’était qu’un mauvais rêve”.
Et puis la réalité l'assomme et son ventre se serre.
“Iel est parti·e pour toujours. Et ce sont ses funérailles aujourd’hui”.
Elle a très peu dormi les nuits précédentes, et se sent comme engourdie, détachée d’elle-même. Il a fallu organiser les obsèques - quel jour ? quelle heure ? quel type d’urne ? où disperser les cendres ? qui prévenir ? - tout le monde attendait d’elle qu’elle prenne toutes ces décisions, alors qu’elle avait juste envie de se rouler en boule sur son lit.
Ses amis se sont relayés pour passer du temps avec elle et Troy, mais elle n'a rien à leur dire, et supporte de moins en moins leur sollicitude et leurs mines inquiètes.
A chaque fois, quand enfin elle se couche, après leur départ, elle reste les yeux ouverts et secs, incapable de glisser aisément vers l’endormissement, et se réveille en sursaut après seulement une ou deux heures de sommeil, comme ce matin, souvent suite à un cauchemar qui peut correspondre à des souvenirs heureux avec Ysé ou des scènes où iel est en danger.
Le plus difficile est de faire bonne figure devant Troy. Le petit garçon alterne les instants où la tristesse l'accable et les moments où il se comporte exactement comme avant. Elle essaie alors de l'accompagner du mieux possible, dans chacun de ces moments.
Elle a d’ailleurs décidé de l’adopter, et a débuté les formalités en ce sens. Depuis qu’elle a pris sa décision, son cœur s’est gonflé grâce au sentiment de plénitude, de certitude absolue qui l’étreint : parmi l’absurdité qui s’est emparée de sa vie depuis la mort d’Ysé, Troy est la seule chose qui fait sens.
Néanmoins, aujourd'hui, ils doivent dire au revoir à saon Nummy.
Elle ne se souvient même pas s'être préparée, et a seulement l'impression de se retrouver téléportée, en début d'après-midi, devant London Bridge, dans sa longue robe en soie noire.
Le petit groupe composé de leurs amis et collègues, et de Gales, bien sûr, commence sa marche le long de la Tamise sur le Southbank. Elle serre fort contre elle l'urne en bois qui contient les cendres d'Ysé et tient la main de Troy dans sa main libre. Le ciel s'est vêtu pour l'occasion d'une couverture grise avec quelques pointes de bleu ici et là - un temps typiquement anglais, si tant est qu'il reste des choses encore vraiment anglaises dans leur monde de fou.
Personne ne parle, et Althea essaie d'admirer cette ville qu'elle aime tant et de se dire que c'est une balade comme une autre. Ça ne marche pas vraiment, et le petit groupe arrive après un petit moment à l'endroit où elle a choisi de disperser les cendres.
Ils s'arrêtent à côté de la grande roue, fermée depuis de longues années par manque de touristes - voyager juste pour le plaisir n’est plus une notion courante à leur époque. L’armature commence à s’abîmer et les vitres de certaines des cabines ont été brisées. Sur la rive opposée se trouvent Big Ben et le Parlement, qui a été dissous il y bien longtemps, et dont le bâtiment illustre abrite maintenant une école rattachée à l'Ordre.
Althea soupire et se tourne alors vers le petit garçon, tout sérieux dans ses polo et pantalon noirs.
— Voilà, mon Troy, dit-elle d’une voix douce, c’est le moment de dire au revoir à Nummy.
— Mais je veux pas lui dire au revoir !
Le cœur en miettes, elle se baisse pour être à sa hauteur et prend une grande inspiration.
— On ne va jamais vraiment lui dire au revoir. On parlera d’ellui tout le temps. C’est juste une étape pour qu’iel se repose tout à fait là où iel est.
— Je veux pas qu'iel se repose, je veux qu'iel revienne ! insiste le garçonnet, son petit museau rouge de colère.
— Je sais, mon cœur, moi aussi. Ce n'est pourtant pas possible.
Elle se relève alors sans attendre sa prochaine répartie : elle n'a plus la force d'y répondre pour le moment. Les visages de leurs proches arborent tous ce mélange de tristesse, de gêne, de pitié et de soulagement - “merci, je ne suis pas touché directement par ce drame”. Cela lui donne envie d'effacer ces expressions par tous les moyens et de leur hurler de dégager de là.
Ses pensées se tournent à cet instant vers Jamie, qui ne peut pas être là pour plusieurs bonnes raisons évidentes. Elle sait qu'il n'aurait pas cet air particulier sur le visage, et qu'il saurait quoi dire - rien, ou une blague, peut être, sur l'un des gardes du corps de Gales par exemple, du genre "il est si raide qu'un jour il va rester bloqué dans son lit au réveil". D'ordinaire, Kit aurait fait cette blague, or, ces derniers jours, même lui semble avoir perdu tout sens comique. Il n'est bon, comme les autres, qu'à lui tapoter vaguement l'épaule ou le dos à chaque fois que sa voix se brise ou que ses yeux se remplissent de larmes.
La façon qu'a eu Jamie de la prendre dans ses bras le premier soir après la mort d'Ysé l'étonne, en comparaison des embrassades raides de ses amis, qui se comportent comme si le deuil était une maladie contagieuse qu'ils risquent d'attraper. Le démon n'a pas cette retenue là, il a mis tout ce qu'il avait dans son étreinte et ses mots de réconfort. Elle donnerait tout pour se retrouver dans ses bras à nouveau au lieu d'ici, face à l'une des vues les plus connues au monde, alors qu'elle s'apprête à verser les cendres de son amour dans l'eau.
— Althea ? Es-tu prête ?
La voix de Gales la fait sursauter et quitter le souvenir des bras de Jamie.
— Oh ! Oui.
Elle reprend la main de Troy dans la sienne et la caresse doucement, puis se retourne et fait un signe de tête aux mélomanes John et Mira, l'une des collègues d'Ysé, qui se lancent dans une interprétation a capella d'une très très vieille chanson, The Sound of Silence de Simon & Garfunkel, qu'Ysé a toujours beaucoup aimé.
À la fin de la chanson, la jeune guerrière prend une autre inspiration tremblotante, lâche la main de son petit garçon, ouvre l'urne avec précaution et jette son contenu dans l'eau sombre en contrebas.
— Au revoir, Ysé, murmure-t-elle, les yeux secs.
Le fleuve qui coule, inexorable comme le temps, engloutit vite les paillettes grises et blanches.
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Eva Boh
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