Fyctia

Le démon se tient là, figé dans l'ombre, comme s’il l’attendait finalement. Sans perdre une seconde, la chasseuse de démons s’élance et, d'un mouvement rapide, elle fait jaillir son épée, le tient en joue et le fait avancer vers un quai plus éclairé.

Elle se demande s'il parle sa langue et l’observe d'abord : elle distingue des écailles brunes dans son cou, et sur le dos de ses mains aussi - elle suppose alors qu'elles recouvrent au moins le haut de son corps sauf la tête et les doigts. Il tient ses mains levées devant lui et elle remarque justement qu'il lui manque le pouce et l'index de la main droite. L'accident doit être assez ancien, car les moignons sont tout à fait formés. Enfin, l'iris améthyste dans son visage brun aux pommettes aiguisées, encadré par l'argent de ses cheveux, serait presque beau s'il n'appartenait pas à un monstre.

Il l’observe aussi, un sourcil levé et un air amusé sur le visage.

— Qu'est-ce que tu me veux ? finit-elle par demander pour rompre le silence. Donne-moi une raison de ne pas te tuer immédiatement.

— Jamie, démon Myxarian, à ton service. Althea, c’est bien ça ? répond-il, voix grave et léger accent. J’ai entendu tes compagnons d’armes t’appeler comme cela, un soir.

— Jamie ? C’est quoi ce prénom pour un démon ? Ta mère lisait “James et la grosse pêche” de Roald Dahl avant ta naissance ? Bref, peu importe, qu’est-ce que tu me veux ?

Il grimace à la mention de sa mère ; elle décide de l’ignorer.

— On ne s’appelle pas tous Drux ou Gorg, tu sais. Et ce que je veux me semble assez évident, non ? répond-il avec un petit rictus et un clin d'œil en la détaillant des pieds à la tête. J’adore ta coiffure, au fait.

Althea passe machinalement sa main sur le côté gauche de sa tête où une partie de ses cheveux sont réunis en plusieurs tresses, alors que le reste, ramené de l’autre côté, tombe en boucles souples jusqu’à sa taille.

— Oh merci mais non merci, je ne suis pas célibataire, et même si tu étais humain, tu n'es pas mon genre. Pas en ce moment, en tout cas, si tu vois ce que je veux dire.

— Ah, c'est fort dommage, de mon côté, quel que soit le moment, j'aime tous les genres et les sans-genres, aussi, tu vois ? Et je ne suis pas célibataire non plus, pourtant ce n'est pas un problème du tout, tu vois ce que je veux dire ?

Il utilise un ton détendu, comme s’ils faisaient vraiment la conversation et qu’elle n’était pas en train de le menacer avec une arme mortelle.

— Très bien, oui. Maintenant que nos orientations sexuelles sont établies, pourrais-tu répondre à ma question ? Tu me suis depuis des jours voire des semaines quand je fais mes rondes, je t'ai vu tuer un autre démon, qu'est-ce que tu veux ?

— Je veux rejoindre ta petite bande de joyeux drilles, répond-il dans un haussement d’épaules.

— Ma bande ? Quelle bande ? Attends, tu veux dire que tu veux rejoindre l'Ordre pour combattre les tiens aux côtés des humains ?

La réalisation illumine les yeux noisette de la jeune chasseuse, et sa bouche commence à se tordre en un sourire sarcastique.

— Ce ne sont pas les miens ! s’écrie Jamie. J'espère que les érudits de ton cher Ordre t'ont bien appris qu'il existe de nombreuses sortes de créatures non-humaines.

— Je sais cela ! Mais vous êtes tous des monstres qui veulent voir les humains rayés de la surface de la Terre !

— Non, c’est faux, dit-il sur un ton résigné. J’ai parcouru le monde dans ma longue vie, et je peux t’assurer que nous sommes nombreux à ne pas vouloir cela, et qu’il existe des créatures pacifistes, à l’origine, comme moi, qui n'ont jamais voulu cette guerre avec les humains. Nous aurions pu vivre en paix, si ce n'est en harmonie.

— Je ne te crois pas. Tous les non-humains sont des monstres dépourvus de conscience et d'empathie, et n’aspirent qu’à voir le sang humain couler.

— Tout ce que t'ont appris tes supérieurs est faux. Outre les insultes que ces affirmations représentent pour un nombre important d’êtres, c'est fort préjudiciable de vous apprendre ça : le pire aurait peut-être pu être évité si une alliance entre les humains et les créatures pacifistes avait été formée il y a longtemps. L'Ordre s'est contenté d'asseoir son pouvoir un peu partout, par exemple, ici, en abolissant la monarchie avec cette mascarade de référendum. Plus de mille ans de la plus solide monarchie du monde effacés par quelques clics sur des machines à voter ! Ça ne t'a jamais choquée ?

— L’Ordre est une organisation internationale, la relation avec le Roi Charles III entravait trop leur prise de décision. Le Premier Ministre suffit, répond Althea sans grande conviction.

— Bref, des centaines de milliers de vies auraient pu être sauvées. Peut-être n’est-ce pas trop tard. C’est pour cela que je suis là, je veux faire ce qui est juste.

La jeune femme secoue la tête de gauche à droite comme pour essayer d'empêcher son cerveau d'analyser ce qu'il venait de dire. A cet instant, comme pour lui offrir quelques secondes de répit, un train, probablement en route pour le dépôt de nuit, passe et rend impossible toute conversation - même si le métro londonien est à présent à lévitation magnétique, donc sans rails et silencieux, le bruit des anciennes rames a été conservé pour avertir les voyageurs des passages des trains.

— Non ! Tu mens ! finit-elle par reprendre. Si je te laisse en vie et, pire, si je te laisse marcher à côté de mes camarades et moi, tu nous tuerais à la première occasion.

— Je peux te jurer que non.

— Il te manque deux doigts à la main droite de toute façon, qu'est ce qu'on ferait d'un pauvre éclopé ?

— Est-ce qu’insulter les gens est le seul moyen de communication que tu connais ? rétorque-t-il avec un haussement de sourcils. Je me demande bien quelles épreuves passées t’ont fait devenir ainsi… Bref, tu m'as vu combattre hier, avec succès et avec ma main valide - que j'ai dû, en effet, apprendre à utiliser car ce n'était pas ma main forte, après avoir perdu des doigts dans un combat contre le démon qui avait attaqué ma famille.

Ses yeux violets deviennent alors presque noirs, et Althea reconnaît l'émotion qui les traverse : elle sait qu'elle est identique à celle qui se lit dans ses yeux quand elle pense à sa propre famille.

— Je ne pourrai jamais faire confiance aux démons, ils ont tué mes parents, déclare-t-elle dans un murmure, puis, plus fort : disparais de ma vue et de ma vie à présent s'il te plaît.

Elle recule alors, range son arme à sa ceinture et tourne les talons, la tête rentrée dans les épaules et les deux mains posées sur le pommeau gravé des initiales de sa mère.

Elle se force à rester concentrée sur le chemin du retour pour ne pas se laisser surprendre par une créature en train d’effectuer sa balade digestive - ou préprandiale, d’ailleurs - mais ses pensées reviennent sans cesse vers Jamie, vers cette rencontre improbable qu'elle vient de faire, et vers ses beaux yeux violets, surtout - ce qui l’ébranle encore plus.