Fyctia

Pour la première fois depuis longtemps, Althea doit s’avouer qu’elle a hâte que sa journée de travail se termine et que vienne le moment de faire sa ronde. Elle essaie de servir de manière efficace et agréable ses clients en manque de caféine - certaines choses, comme l’addiction au café, ne changeront probablement jamais dans le monde - cependant elle a du mal à rester concentrée et à ne pas regarder les diodes de l’horloge qui semblent être frappées d’un sort d’immobilité.

Heureusement, l'une de ses habituées, la libraire d'à côté, passe s'offrir son latte macchiato quotidien.

— Salut, Rebecca, quoi de neuf à la librairie ?

— Rien de fou, c'est très calme en ce moment, et puis ce n’est qu’une vieille librairie ennuyeuse, répond la jeune femme blonde, accoudée au comptoir en bois.

— Oh, comment ça, tu me surprends, tu veux dire que les gens qui cherchent encore à lire Jane Austen près de deux siècles et demi plus tard ne sont pas des plus passionnants ?

La jeune barista prend un air surpris et place la dose de café à l’endroit idoine sur la machine vieillissante.

— Eh ! Althea ! Je lis encore Jane Austen !

— Oui, je sais.

Les deux jeunes femmes s'esclaffent, et Althea est fière d'elle car, ces derniers temps, faire rire la passionnée de littérature classique relève de la gageure : sa sœur est morte il y a six mois. Elle s'est laissée surprendre par la nuit alors qu'elle finissait sa journée de travail dans un comic shop sur King’s Road, et a été tuée par un vampire. La jeune libraire était très proche de sa petite sœur, et le drame l'a durement touchée.

— Eh bien, aujourd'hui, reprend-elle en jouant avec son collier de perles bleues, mon client préféré, Liam, est passé. Toujours aussi adorable, avec ses cheveux noirs en bataille et ses yeux bleus pétillants. Il cherchait l’un des derniers romans de Nick Hornby, publié en 2020 - tu vois, il y a à peine 25 ans ! Tu sais, l’auteur britannique ? High Fidelity et Juliet, Naked ?

— Je vois tout à fait, enfin je te fais confiance, disons… Alors, il t'a invitée à déjeuner ?

Elles doivent hausser la voix car Althea est en train de faire mousser le lait.

— Non, pas encore, répond-elle dans un soupir. L’espace d’un instant, j’y ai cru, car il a mentionné ma pause à venir. Et puis non… Il a passé sa main dans ses cheveux - trop cute - marmonné un truc et il est parti. Il est si timide. Je ne désespère pas ! Ou peut-être je devrais l'inviter moi…

— Tu aurais bien raison ! Tu es une femme forte et indépendante !

Rebecca grimace et sourit en même temps.

— Allez, suite au prochain épisode, je te raconterai.

Elle attrape son breuvage sacré et sucré, et part retrouver ses livres adorés, tandis que le petit café résonne du bruit de ses talons qui claquent sur le vieux parquet.

Après le départ de son amie, Althea met à profit un moment plus calme pour réfléchir, et un plan se forme dans sa tête pour le soir même afin d'attirer son démon mystère - elle ne trouve néanmoins pas de plan valable pour que les diodes de l’horloge s’éteignent ou s’allument plus rapidement et prend son mal en patience le reste de l’après-midi.

***

Pendant le dîner avec Ysé et Troy, son regard distrait se fixe sur le bric-à-brac coloré de leur salon, et elle n’écoute pas le garçonnet qui raconte sa journée d’école avec moult détails, comme à son habitude.

— Hein Althea, t’aurais fait pareil, toi, hein ?

Elle sursaute, rougit de culpabilité, et essaie de se rappeler de quoi parlait Troy à l’instant - d’une partie endiablée de billes électroniques dans la cour ou d’un atelier farfelu organisé par sa maîtresse ?

— Je ne sais pas exactement ce que j’aurais fait, chouchou, mais sûrement, oui.

Les yeux d’Ysé se rétrécissent, preuve qu’iel n’est pas dupe. Althea change alors de sujet.

— Et toi, tu as passé une bonne journée, baby ?

— Oh tu sais, la routine au dispensaire. Enfin, ils nous font tester encore un nouveau médicament, un antibiotique qui est censé fonctionner sur toutes les bactéries ou presque, et donc sur les blessures infligées par un large éventail de créatures.

— Encore une nouvelle molécule ? s'étonne son amante, qui a à peine touché à son plat de lasagne. C'est de plus en plus souvent ces derniers temps. Ça vient du laboratoire de l’Ordre, aussi ?

— Oui, bien sûr. Gales est passé discuter avec le médecin-en-chef, d'ailleurs. Il te passe le bonjour et il ne s'est pas privé de mentionner que tu n'étais pas passée au rapport depuis un petit moment.

Ysé prend un petit air pincé quand iel évoque le Grand Général de l’Ordre, qui était le meilleur ami des parents d’Althea et qui s’est occupé d’elle après leur mort. Cette dernière ne relève même pas le changement d'attitude de saon amoureuxe : le courant n'est jamais vraiment passé entre Gales et Ysé.

— Ok, je passerai au Siège demain ou après-demain.

Iel hoche la tête mais ne dit rien de plus.

— Demain, on va faire de la peinture avec les mains, la maîtresse nous a promis, enchaîne Troy, qui n'attendait qu'une mince ouverture pour s'immiscer dans la brèche. Et elle nous a dit de pas l'dire à nos parents.

Althea s'esclaffe, lui ébouriffe les cheveux et l'embrasse sur la joue avant de débarrasser la table.

***

Une heure plus tard, elle commence sa ronde, seule, et s’assure dès le début que le démon-mystère la suit. Elle fait ensuite en sorte qu’il se sente acculé et qu'il tombe dans le panneau - qu’il joue le jeu : sa montre lui confirme qu'il emprunte l’une des sorties de la station de métro Angel, fermée au public en cette heure tardive et en ce monde maudit. Elle se faufile alors par une ancienne entrée condamnée qui donne un peu plus haut dans la station.

Les tunnels se perdent dans l'obscurité, éclairés seulement par de faibles lueurs provenant des rares lampes de sécurité - l’éclairage intelligent à détection de mouvement ne fonctionne pas la nuit - mais Althea connaît le réseau comme sa poche, avec ses passages secrets et raccourcis cachés. Silhouette furtive vêtue d’une armure seconde peau et d’un pantalon et d’une veste en cuir noir, elle se déplace sans bruit dans les tunnels le long des voies, malgré ses lourdes bottes.

Ses sens aiguisés captent les moindres sons, les moindres vibrations dans l'air pour chercher le démon qui la fuit et la suit à la fois. Chaque recoin sombre est scruté, chaque intersection étudiée avec minutie. La chasseuse de démons se glisse avec habileté dans les escaliers déserts et s'applique à éviter les escalators, dont le matériau métallique transparent réverbèrerait plus le bruit de ses pas. Elle s'aide des ténèbres qui enveloppent les couloirs souterrains, et les gouttes d'eau qui tombent des parois humides et le souffle léger du vent dans les tunnels sont pendant de longues minutes ses seuls compagnons silencieux.

Enfin, dans un tournant obscur, elle repère sa cible.