Mad May Adieu les étoiles La veillée

La veillée

Aster suivit l'Empereur dans sa cabine attitrée. Elle appartenait à l'origine à un officier du porte-dirigeables. Son austérité contrastait avec le raffinement d'En-haut : pas de salon, de fauteuils ni de tapis molletonnés. Pour tout mobilier, elle disposait d'un lit fixe et d'un coin de toilette personnel. C'était déjà un luxe.


Sitôt dans la cabine, le chagrin prit le dessus.


« Majesté, comment vous sentez-vous ? » dit Aster.


L'Empereur roula des yeux, fâché de briser son silence une fois de plus.


« Mal. C'est le principe du deuil. Si vous préférez batifoler avec de beaux navigateurs, je ne vous retiens pas.

— En fait, je suis... perdu.

— Cela ne vous empêche pas de jaser en public avec la soldate.

— Je voulais me changer les idées. L'Impératrice est morte de façon si soudaine. Mais d'autres choses me pèsent, je... »


Il s'arrêta, souffle court, à cause de son flanc douloureux.


« Allongez-vous, idiot, dit l'Empereur. Votre plaie va se rouvrir. Je suis déjà magnanime de vous ouvrir ma cabine. »


Aster se coucha avec difficulté sur le lit de camp.

Pendant ce temps, l'Empereur ouvrit le robinet du lavabo, plongea son visage sous l'eau dessalée et se démaquilla. La fatigue lui creusait les traits.


« Savez-vous pourquoi je vous ai emmené malgré votre convalescence ? »


Aster fit non de la tête.


« Parce que le nombre de mes ennemis grandit. Je suis fâché après vous, Aster, mais vous n'êtes pas un ennemi. Vous me avez su le prouver. »


Il se pencha sur le lit et lui caressa le front.


« Quoiqu'il arrive, pourrai-je encore vous faire confiance ? »


Aster papillonna des cils, étourdi de douleur.

Cette fois, sa tête mima un oui.





L'armada passa la journée à se réunir.


Pendant des heures, les navires convergèrent autour du porte-dirigeables. Les cuirassés succédèrent aux lourds vaisseaux de ravitaillement, en passant par les dangereux destroyers. Les motomarines envahirent les flots. Le défilé des officiers s'intensifia. Cela n'en finissait pas. Dans les airs, les zeppelins exécutaient dans la même chorégraphie. Ils tourbillonnaient comme des cailloux polis, en se posant sur des plateformes plus petites.


Victoria de Spica appréciait ce spectacle exotique.


Son sort était encore indéterminé. Pour l'heure, les soldats d'En-bas l'avaient enchaînée à une bouée d'avertissement à fleur l'eau. Elle flottait à la surface, sous la surveillance d'un équipage entier, armé jusqu'aux dents, réparti sur dix canots. Malgré tout, elle conservait son sourire.

Encore un peu de patience.


La veillée funèbre allait commencer.


Au crépuscule, on éclaira le porte-dirigeables. L'équipage se servit de rails sur le tarmac pour faire rouler des boules lumineuses, à éclairage solaire, aux quatre coins du pont. Dans cette discipline spartiate, la délégation d'En-haut se sentait plus étrangère que jamais. Les gardes, congédiés par l'Empereur, erraient dans le brouhaha, désœuvrés. Face aux officiers musculeux d'En-bas et à leur arsenal, ils suintaient le ridicule. C'était à se demander s'ils possédaient vraiment un ascendant technologique.


L'absence de l'Empereur aggravait leur confusion.

Il avait refusé toute compagnie. Les gardes le soupçonnaient de s'être retranché dans la cale, auprès de son épouse, sans doute pour retarder les adieux. À sa décharge, l'Amiral Davi était également absent. Il avait regagné son cuirassé dans la matinée. Quelques motomarines y accostaient, difficiles à compter de loin.


Comme les gardes le supposaient, Fiodor s'était attardé auprès de Benvolia. Son corps reposait chez le capitaine du porte-dirigeables, tous feux éteints, comme il convient pour pleurer l'Amiral d'une armada invincible. Le mobilier de la cabine avait cédé la place au caisson froid. Même ainsi, le cylindre en verre et métal restait envahissant. Son liquide de réfrigération luisait dans la pénombre. Il jetait sur Benvolia un halo bleuté.


Elle avait les ongles violets, les lèvres cyanosées, la mort sur le visage. Elle croisait les mains sur son sabre, au niveau de sa poitrine. On avait troqué sa robe de bal contre son grand uniforme. L'habit, trop large, soulignait sa perte de poids récente. Fiodor avait tenu à qu'on lui laisse son alliance, à la main gauche. C'était tout ce qui restait de leur mariage et de leur vie à deux.


Mara jouait les sentinelles. Malgré son poste, elle ne supportait pas la proximité du corps. Elle s'adossait volontairement au caisson pour éviter la morte. Des larmes silencieuses roulaient sur ses joues. Bientôt, on viendrait la chercher pour jeter son corps à la mer, selon le rite funéraire d'En-bas.


Fiodor ne pouvait s'y résoudre. Main sur la paroi, il refusait de dire adieu à cette tiédeur sous sa paume, ces quinze ans d'amitié.


« Que feriez-vous à ma place ? dit-il à Mara.

— Là, maintenant, je donnerais ma vie pour la sienne.

— Vous la ressusciteriez ? »


Mara croisa les bras, menton sur sa poitrine, en essuyant ses larmes. La question ne semblait pas la surprendre.


« L'Amirauté dit qu'être immortel est un fléau. Que la vie n'a de sens que parce qu'elle est courte. À mon avis, c'est du chiqué. Ils essayent juste d'adoucir l'image de la mort pour la chair à canon.

— Je n'aurais pas dit mieux.

— Cela dit, ils ont raison sur un point. Que devient-on quand on vit trop longtemps ? »


Fiodor fit cliqueter ses griffes sur le caisson réfrigéré.

Il l'écoutait à présent avec attention.


« D'abord, reprit-elle, comment sait-on qu'on a vécu trop longtemps ? Est-ce qu'on se transforme en monstre ? Est-ce que l'immortalité nous corrompt ? Si un mortel embroche un autre mortel, c'est un duel. Si l'un des deux est immortel, il ne se bat pas à armes égales, il ne met pas sa vie en jeu. Donc c'est une atrocité.

— Seuls les mortels peuvent accomplir des exploits ?

— Vous m'avez demandé si je ressusciterais l'Amiral. Je vous réponds que non, parce qu'elle cesserait d'être l'Amiral. Elle deviendrait juste une meurtrière. »


Du bruit s'amplifiait au-dessus d'eux. Sur le pont, le chœur des mariniers avait entonné un chant à la gloire d'En-bas. Les lèvres de Mara suivaient les paroles du chant. Son visage exprimait une communion vibrante. On tira une première salve au canon. Des coups à blanc, par sécurité.


Fiodor s'essuya le coin de l'œil.


« J'ai un aveu à vous faire, dit Mara d'une voix hésitante. Davi ne partage pas mon opinion sur la mort. Ni celle de l'Amirauté.

— C'est-à-dire ? »


Elle se décolla du caisson pour arpenter la cabine. Ses jambes tapaient dans vide, cognant parfois les murs. Elle se tordait les mains.


« Vous savez garder un secret ? dit-elle.

— Je ne vous promets rien, mais je peux essayer.

— Promettez-le-moi. Davi ne me pardonnera jamais ce que je vais vous montrer. »


Elle se campa devant lui et releva sa manche. Une diode saillait sur son avant-bras, au milieu d'un réseau de veines bleues. Une cicatrice marquait l'endroit précis de la greffe.


Mara gronda :


« Il nous fait coller ces trucs de force. Il dit que ça nous rendra immortels. »

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2 commentaires

Frédérique FATIER

-

Il y a 8 mois

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MarjAyla

-

Il y a 8 mois

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