Fyctia
Chapitre 24 : Lou (2/2)
***
— 6 ans plus tôt —
Je suis installée dans le canapé avec maman. Tommy est au lit depuis un moment et je suis allée vérifier qu’il dormait quelques minutes plus tôt. Le rire de ma mère emplit le salon devant la comédie que nous regardons, comme tous les vendredis soir. Son traditionnel verre de vin accompagne notre soirée, sans excès. Juste assez pour la rendre joyeuse, mais pas assez pour ne plus être capable de s’occuper de mon frère et moi. Je l’ai toujours vu avec ses verres, mais je n’ai compris qu’en grandissant qu’elle ne savait plus faire sans. Tandis que le protagoniste décolle pour l’aéroport JFK, je me redresse pour m’adresser à ma mère :
— Tu me montreras quand les États-Unis ?
— Un jour, je vous emmènerai où j’ai grandi, ma chérie.
Mes grands-parents sont morts depuis des années, je ne les ai jamais connus et ma mère n’a plus de contact avec ses frères, donc nous n’avons aucune famille à rencontrer là-bas. En revanche, je sais que derrière ses sourires, la problématique est financière. Il faudra qu’elle économise longtemps pour tous nous emmener en Amérique. Un nouvel éclat de rire résonne, mais se trouve avorté par le vacarme de la porte qui s’abat sur le placard de l’entrée. Je jette un coup d’œil à ma mère dont le visage se crispe lorsqu’elle met le film sur pause.
— Va dans ta chambre, ma chérie.
Comme toujours, je lui obéis et me dirige dans le couloir qui mène aux chambres, mais reste cachée derrière la porte.
— Henri !
Je ne vois pas, mais je sais que mon père titube. Il titube tout le temps. L’époque à laquelle il me faisait tournoyer dans les airs et me portait sur ses épaules me semble si lointaine désormais. Sa voix ne répond pas à ma mère, mais de nouveaux objets s’effondrent sur le sol et me font sursauter.
— Henri, va dormir. Tu étais encore avec elle ?
Je lui ai déjà demandé pourquoi ils restaient ensemble. La première fois, j’avais dix ans et j’avais vu un gros bleu sur son bras après avoir entendu une dispute dans mon lit. Elle était enceinte de Tommy. Je lui ai demandé ce qui arrivait à mon père et s’il avait le droit de la taper. Elle m’avait dit que c’était un accident, mais que la violence n’était pas tolérable. Alors je lui ai demandé pourquoi elle acceptait qu’il la frappe, si c’était interdit. Je pensais que s’ils se séparaient, mon père m’aimerait à nouveau. Son comportement avait changé depuis au moins cinq ans. À l’époque, il avait encore des élans d’affection envers moi parfois. Maintenant, je sais que son instinct paternel ne ressortait que lorsqu’il n’était pas tombé dans le gin. Puis ces moments se sont raréfiés.
Je sais qu’il nous aime, Tommy et moi, même s’il ne sait plus nous le montrer. Mes camarades du collège se moquent de moi et de mon père, mais ils ne savent pas à quel point c’est dur. Je sursaute à nouveau lorsqu’un fracas retentit, suivi d’un cri étouffé de ma mère. Comme quelques fois avant, j’ouvre la porte pour leur faire face. Peut-être que me voir apaisera mon père, parfois ça marche. Parfois, non. Aujourd’hui, c’est non. Je le devine en voyant les yeux larmoyants de maman qui se tient le poignet et le regard noir de mon père qui me fixe derrière ses lunettes rondes. Son épaisse barbe est humide. Il s’approche de moi d’une démarche incertaine.
— Dégage, Lou.
J’ai une boule dans le ventre, mais je ne veux pas fuir.
— Non, papa, laisse maman tranquille s’il te plaît.
Certains jours, lorsque l’alcool n’inhibe pas la totalité de son cœur, il serre les dents et sort ou se dirige vers la chambre pour s’écrouler dans le lit. Pas aujourd’hui. Il est bien plus grand que moi et ma mère et il me surplombe de toute sa hauteur lorsqu’il me fait face. Je sais que la peur déforme mes traits, mais ça ne l’attendrit pas lorsqu’il abat sa main sur ma joue. L’odeur caractéristique du gin qu’il porte toujours sur lui me pique le nez.
— Ferme-la, sale gosse mal élevée.
Une larme roule sur ma joue, mais je ne bouge pas. Il m’a déjà infligé ce traitement, mais je sais que mon père, le vrai, se trouve toujours quelque part, enfoui sous une épaisse couche d’alcool et de rancœur envers la vie. Au fond, je suis sûre qu’il voudrait vaincre l’addiction et redevenir un père et un mari aimant, j’en suis certaine.
Ma mère se précipite pour se mettre entre nous, mais il l’a éjectée sur le sol d’un simple revers du bras.
— Non, Henri ! C’est Lou, c’est Lou. Tu vas réveiller Tommy. Ne la touche pas !
Elle peine à se relever, mais il lui envoie un coup de pied dans le ventre qui la cloue au sol. La mention de ses enfants n’a pas eu l’effet escompté. C’est à mon tour de me précipiter vers elle. Mes oreilles bourdonnent et mon cœur tambourine dans ma poitrine alors que la brûlure sur ma joue est toujours vive, mais je ne peux pas le laisser la tabasser sans rien faire. Mon père hésite un instant quand je m’accroupis à côté et choisis finalement de repartir tituber vers l’entrée.
— Vous me faites toutes chier, allez vous faire foutre, s’exclame-t-il en claquant la porte.
Les larmes maculent mes joues, mais j’aide ma mère à se redresser au moment où la porte du couloir s’ouvre sur Tommy, ensommeillé, son doudou dans la main.
— Tout va bien, mon bébé. Retourne dormir, le rassure ma mère.
Tommy ne veut pas la contrarier et regagne sa chambre sans poser de questions. Je fixe la porte, le regard vague. Mon père va revenir : peut-être qu’il sera sobre cette fois. Il va revenir, il revient toujours. Il nous aime, il est en colère, mais il nous aime, Tommy et moi. Il ne sait plus comment le montrer, c’est tout. Demain matin, il repassera cette porte et s’excusera de son comportement. Mes parents devraient se séparer, ils seraient plus heureux et je retrouverais mon père.
Mais il n’est jamais revenu. Cette fois, il n’a jamais repassé la porte et s’est évaporé. Mes oncles, tantes et grands-parents n’ont plus eu de nouvelles de lui. Nous avons su qu’il était vivant grâce à l’envoi par les huissiers d’une injonction de payer une dette d’hôpital contractée après son départ. Je n’ai plus revu mon père, et j’ai commencé à douter de son amour. C’est là que la véritable descente aux enfers a débuté. Avais-je bien fait de défendre ma mère ? Me pardonnerait-il ? Était-il parti à cause de moi ? Pourquoi ne méritais-je pas son amour ?
Quelques semaines plus tard, nous déménagions aux États-Unis.
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Jill Cara
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Jill Cara
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Il y a 9 mois
Le Mas de Gaïa
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Il y a 9 mois
Louise B.
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Rose Leucate
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Louise B.
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Marie Andree
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Louise B.
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clecle
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Louise B.
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