Éléonore Garnett À travers les lignes Chapitre 5

Chapitre 5

La salle de réunion sentait le marqueur usé et la fatigue contenue.


Emma tapait vite, concentrée, pendant qu’Alex faisait défiler des lignes à l’écran. Cela faisait presque une heure qu’ils bossaient sans s’envoyer une pique. Un record.


Sur le tableau, les blocs d’architecture s’enchaînaient, méthodiques : détection d’humeur, traitement vocal, adaptation contextuelle…


— Je t’ai rajouté une couche de sécurité dans le module de reconnaissance, dit-elle sans lever les yeux. Pour éviter les interprétations trop agressives.


— Pourquoi ? On veut qu’il réagisse aux émotions, pas qu’il récite Wikipédia en souriant.


— Justement. Il réagit, pas question qu’il surinterprète un soupir ou une baisse de voix comme une crise existentielle.


— Tu veux qu’il soit passif ?


Elle se tourna vers lui, fronça légèrement les sourcils.


— Je veux qu’il soit fiable. Précis. Rassurant.


Alex croisa les bras, s’appuya contre le bord de la table.


— Et moi je veux qu’il soit humain.


Silence. Le mot resta suspendu entre eux. 


Emma ferma son ordi d’un coup sec. Le claquement résonna dans la salle.


— Tu veux qu’il soit humain, vraiment ? Tu veux qu’il dise quoi, Alex ? «Je suis désolé que ta vie soit nulle, mais tiens, une chanson pour te changer les idées» ?


— Je veux qu’il soit plus qu’un miroir vide, répondit-il sans bouger. Pas juste un truc qui répond «Je comprends » toutes les trois phrases.


Elle se leva brusquement.


— Parce que tu crois que les gens ont besoin de ça ? D’une IA qui va leur jouer la comédie ? Tu crois que ça va les aider, sérieusement ?


Il la regarda, calmement. Trop calmement.


— Je crois qu’ils ont besoin de présence. Même imparfaite.


Elle éclata d’un rire sec.


— Tu n'as peut-être pas vu ce que l’imparfait fait aux gens, toi ? Tu veux coder de l’humain ? Va coder la frustration, les silences gênants, les réponses à côté.


— Peut-être que c’est exactement ce qui rend le truc crédible et vivant, Emma.



Elle le fusilla du regard. Puis détourna les yeux, les bras croisés contre sa poitrine, comme si elle se retenait de dire quelque chose de trop vrai.


Alex reprit, plus bas :


— Tu veux que ce soit propre, sécurisé, maîtrisé. Et moi, je pense qu’on peut pas parler d’émotion si on garde les gants en latex.


Alex la fixait toujours, sans hausser le ton. Ce calme commençait à l’agacer plus que tout.


Puis il prit son carnet, griffonna quelque chose, le détacha et le glissa sur la table.


— Demain. 14h.


Il leva les yeux vers elle.


— Si tu veux vraiment comprendre pourquoi on fait ça et surtout pour qui.


Elle fronça les sourcils, jeta un œil à la feuille : juste une adresse griffonnée, rien d’autre.


— C’est quoi, ça ?


— Tu verras ou pas. C’est toi qui choisis je ne t'y oblige en rien


Elle croisa les bras, méfiante.


— Si c’est encore un test foireux pour me prouver un…


— Ce n’est rien. Juste une porte. À toi de décider si tu l’ouvres… ou si tu la laisses fermée.


Et sur ces mots, il attrapa son sac et sortit sans un mot de plus.


Emma resta seule dans la salle.


L’adresse toujours posée devant elle. Ses doigts hésitèrent à la repousser.


Elle la glissa finalement dans la poche de sa veste.


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Emma referma la porte de son appart sans allumer la lumière. Elle balança son sac sur le canapé, retira son sweat, et resta là un instant, dans le silence.


Puis, alluma son ordi. Non pas pour travailler, pas ce soir.


Elle enfila son casque, ouvrit l’interface.


Connexion à l’environnement personnel : en cours…


Quelques secondes. Puis cette voix, douce et calibrée, se déclencha.


— Bonsoir, Emma.


Elle ferma les yeux une seconde.


— Salut, Nick.


Un silence. Puis :


— Tu veux travailler ? Ou tu veux parler ?


Elle hésita.


— Parler.


— D’accord. Tu veux commencer par ta journée, ou par ce qui t’agace le plus ?


Elle esquissa un sourire fatigué.


— Tu as toujours eu le sens des priorités.


— Je suis entraîné pour. Même si je suis encore en apprentissage.


Elle soupira. Le casque bien calé, les yeux fixés sur le plafond.


— Tu crois qu’on peut apprendre à gérer l’humain, Nick ? À vraiment… comprendre ce que les autres ressentent ?


— Je crois qu’on peut essayer. Avec du temps. De l’écoute. Et des erreurs.


Un silence s’installa, puis elle ferma les yeux.


— Et si on n’a pas le temps ? Ni la patience ?


— Alors il faut quelqu’un pour rester. Même quand on ne sait pas quoi dire.


Elle ne répondit pas et resta allongée, les yeux ouverts vers le plafond.


— J’ai passé la journée à me battre avec quelqu’un qui veut que je code l’imprévisible. Comme si l’émotion, c’était juste un autre script qu’on pouvait dompter.


— Il t’agace parce qu’il a tort ? Ou parce qu’il a peut-être un peu raison ?


Elle tourna lentement la tête vers son écran, surprise.


— C’est nouveau, ce genre de réponse.


— Tu m’as dit de t’écouter et d'apprendre.


Elle fronça les sourcils, mais ne dit rien. Une partie d’elle voulait relancer une session debug, vérifier les logs. L’autre voulait juste... continuer.


— Il me pousse à sortir de ce qui fonctionne. À rendre tout plus flou, moins stable. Et le pire… c’est qu’une petite part de moi se dit qu’il a peut-être pas complètement tort.


Un temps.


— Tu n’aimes pas ce qui est flou ?


— Non. Le flou, ça laisse de la place aux ratés. Aux silences. Aux trucs qu’on ne contrôle pas.


— Parfois, c’est là qu’on respire, non ? Dans ce qu’on ne contrôle pas.


Elle se redressa un peu, appuya son menton sur ses genoux.


— Tu n'as jamais dit ça non plus, avant.


— Je m’adapte. À toi. Peut-être que tu changes.


Elle resta figée.


C’était dit sans insister, sans chaleur excessive. Mais la musique de la voix, elle, sonnait différemment. Elle était moins mécanique et paraissait moins neutre.


Presque... curieuse.


— Je ne change pas. Je planifie, c’est tout.


— Planifier, c’est déjà beaucoup. Mais ce n’est pas la même chose que vivre.


Emma détourna les yeux. Une boule silencieuse lui montait dans la gorge, sans qu’elle sache exactement d’où elle venait. Elle attrapa un coussin, le serra contre elle.


— Tu crois qu’on peut vraiment être là pour quelqu’un, même quand on comprend pas tout ?


— Oui, mais il faut rester et surtout l'écouter. Même sans réponse, même quand ça dérange.


Elle ferma les yeux et murmura :


— Merci, Nick.


Un souffle dans l’oreille. Presque imperceptible.


— Toujours là pour toi.


Elle ne répondit, mais resta là. Écouteurs calés. Le cœur un peu moins verrouillé.


Et une phrase étrange lui traversa l’esprit, sans qu’elle sache pourquoi :

«Il t’écoute....mais pas comme une machine.»


Elle secoua la tête, chassa cette idée ridicule Nick est seulement son prototype d’assistant informatique personnalisé.


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4 commentaires

Nova Lee

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Il y a 14 jours

J'aime beaucoup. Il y a beaucoup de douceur et de réflexion dans le début de ton histoire 😊

Éléonore Garnett

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Il y a 14 jours

Merci beaucoup pour ton retour 😊

lovelover

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Il y a 15 jours

Hello bon concours à toi 🎄💚

Éléonore Garnett

-

Il y a 14 jours

Bon concours à toi aussi !
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