Fyctia
Chapitre 4 partie 1
Emma était étalée sur son canapé, une tartine oubliée à moitié mangée sur son assiette. Son ordinateur encore ouvert sur une ligne de code qu’elle n’avait pas regardée depuis vingt bonnes minutes.
Son cerveau moulinait en fond, comme un ordi fatigué qui refusait de s’éteindre.
Quatre jours. Pour livrer une démo émotionnelle avec un Alex Morgan version « je-suis-cool-mais-j’ai-toujours-raison », un Mark qui clignote comme son pull, et une IA prototype à peine capable de dire bonjour sans erreur.
Elle s’enfonçait dans la banquette quand son téléphone vibra.
Nelly (9:07)
→ Toujours vivante ou noyée dans ton code ?
→ J’ai une idée et elle implique des chaussures déplaisantes, du sucre, et zéro conversation sérieuse.
Emma répondit sans réfléchir :
Emma
→ Tu parles de bowling, de gaufres ou de sapin de Noël DIY ?
Nelly
→ Bowling. Gaufres. Et playlist Mariah Carey dans la bagnole.
→ J’arrive dans 30 min. Pas de discussion.
Emma sourit malgré elle. Juste un peu. Elle posa son ordi et partit chercher un sweat large et un jean acceptable. Nelly connaissait ses lignes de défense et les contournait toujours avec un sourire.
Trente-sept minutes plus tard, Emma descendait devant une Fiat 500 jaune poussin, rayée de stickers pailletés et décorée d’une guirlande lumineuse accrochée sur le tableau de bord.
Nelly, assise au volant, portait un perfecto rouge pétant, des boucles brunes qui s’échappaient de partout et un rouge à lèvres assorti à son énergie. Emma, elle, portait son hoodie gris trop grand, un jean râpé et une gueule de nuit trop courte — le look officiel des «développeuses pas d’humeur».
— T’as encore laissé les rennes clignoter, constata-t-elle en grimpant côté passager.
— L’esprit de Noël ne s’éteint jamais, répliqua Nelly en enfilant ses lunettes de soleil en forme d’étoile. Encore moins durant le mois de décembre.
— Il devrait. Au moins le dimanche matin.
— Mauvaise foi détectée, répondit Nelly en démarrant. Je vais devoir augmenter la dose de sucre et de Mariah.
La voiture s’élança dans un silence à peine ponctué par les All I Want for Christmas étouffés qui sortaient d’une enceinte vintage sur le siège arrière.
Emma posa la tête contre la vitre. Dehors, les rues étaient calmes. Pas de réunion, pas de tableau blanc, pas d’Alex. Juste Nelly et son monde à paillettes qui roulait vers un bowling douteux avec des gaufres molles et des boules bancales.
Parfait.
— Bon. Alors ? demanda Nelly sans détour, les yeux toujours rivés sur la route.
— Alors quoi ?
— Alors Alex. Nexus. La collaboration sous tension.
Emma ferma les yeux une seconde.
— Il est... supportable. Parfois. Quand il parle de technique, il est même presque intéressant.
— « Presque intéressant » . On progresse.
— Ça n’a rien à voir.
— Bien sûr que non.
Un silence, juste troublé par les grelots suspendus au rétro.
— Il te regarde différemment, tu sais.
Emma tourna la tête vers elle.
— Quoi ?
— Je dis juste que ça se voit. Et que tu ne passes pas autant de temps à te plaindre de quelqu’un que tu méprises vraiment.
— C’est mon exaspération chronique. Tu la connais.
— Je connais aussi ton radar à condescendance. Et tu ne l’actives jamais autant qu’avec lui.
— Et alors ?
— Et alors… j’observe. Je dis rien. Je note. Je t’emmène au bowling et je prépare le terrain pour que tu puisses cracher ce que t’as sur le cœur entre deux strikes ratés.
Emma esquissa un sourire, malgré elle.
— Tu sais que tu peux être insupportable ?
— Je fais de mon mieux.
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Le bowling n’avait pas changé depuis 1998. Moquette collante, néons fatigués, flippers hors service et odeur persistante de frite tiède.
Emma adorait ce lieu. Justement parce qu’il était impossible à prendre au sérieux.
— Couloir 7, annonça Nelly, billet en main. Gaufres à volonté jusqu’à midi, et j’ai pris les chaussures roses pour toi. Parce que je t’aime.
Emma grogna quelque chose d’incompréhensible, attrapa les chaussures et s’installa.
Alors qu’elle finissait de nouer ses lacets, une voix familière l’interrompit.
— Emma ?
Elle releva la tête.
Jules. Sweat à capuche, chocolat chaud en main et l’air surpris.
— Jules ? Que fais-tu là ?
— Mon coloc bosse ici le week-end. Je passe lui dire bonjour… et profiter de chocolats chauds gratuits, avoua-t-il avec un sourire un peu gêné.
Nelly s’était déjà retournée, les yeux pétillants.
— Salut ! Moi c’est Nelly. Meilleure amie autoproclamée d’Emma. Tu sais jouer au bowling ?
—J’ai un niveau très académique : je ne vise pas les gens. C’est déjà ça, dit-il en tendant la main. Jules. Collègue d’Emma.
— Parfait, tu es engagé.
Emma ouvrit la bouche, hésita.
— Mais si t’avais autre chose… tu n'es pas obligé de rester, hein.
— C’est dimanche, rien à faire et une envie soudaine de bowling.
Il posa son gobelet, déjà en train de retirer sa veste.
Emma lança un regard en coin à Nelly.
Elle lui répondit d’un clin d’œil tranquille.
— Bon, vous êtes prêtes à perdre ? lança Jules en s’avançant, une boule violette en main et un sérieux totalement surjoué.
— Oh, il est comme ça, lui, commenta Nelly en s’étirant. Le genre de mec qui bluffe au bowling.
— Je ne bluffe pas. Je diversifie mes angles d’approche. C’est stratégique.
Emma haussa un sourcil.
— T’as regardé des vidéos YouTube sur le bowling, avoue.
— Une. Et je suis tombé sur un hamster qui faisait des strikes. Donc j’ai une idée assez large du niveau à atteindre.
Nelly éclata de rire.
— Ok, t’es officiellement embauché dans l’équipe.
Il se plaça sur la piste, s’élança avec un style approximatif mais concentré… et frappa quatre quilles.
— C’est un début, déclara-t-il en se retournant, fier comme un paon.
— C’est le hamster qui serait fier, glissa Emma.
— Je vise les standards animaux. L’humain, c’est surfait.
Ils enchaînèrent les lancers. Nelly alignait des coups assez corrects pour le spectacle. Jules compensait avec des commentaires absurdes et des poses dramatiques. Et Emma…
Emma riait. Par petites doses. Mais c’était là.
Elle observait Jules sans se l’avouer. Sa façon d’être à l’aise sans en faire trop. De blaguer sans chercher à briller. D’avoir l’air sincèrement content d’être là, avec elles.
Et ce qui la surprit le plus, ce n’était pas son sourire. C’était le fait qu’elle ne se méfiait pas.
Il n’y avait rien à prouver, pas de tension, pas de compétition. Juste une présence facile. Et, à côté de Nelly, ils formaient un duo de répartie fluide. Complices en une demi-heure.
Ça la détendait.
Et en même temps… quelque chose la titillait.
Un micro-pincement.
Pas de la jalousie. Pas tout à fait.
Plutôt cette sensation de se retrouver spectatrice d’un moment doux, léger, sincère. Elle ignorait si elle voulait y entrer… ou juste le laisser exister, à distance, comme un film réconfortant qu’on ne regarde jamais jusqu’au bout.
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