Fyctia
Depuis toujours.
Nous nous essuyons les pieds sur le paillasson, les deux gendarmes retirent leur képi. Ce doit-être des gens importants dans la commune, mais je n’en sais strictement rien.
Pour quelle raison, Grosjean ne nous a-t-il pas touché un mot à ce sujet plutôt que de nous parler de leur coup de main en 1946.
À l’intérieur, des meubles art déco d’un vernis brillant d’une magnifique fluidité, à gauche et à droite des tableaux de Chagall, un Picasso. Plus loin dans une pièce plus haute flanquée de deux marches d’escalier, trône un grand piano de laque noire et à côté un cheval de bois grandeur nature de l’époque Ming. Je me suis un peu isolée, et alors que j’observe avec attention ce magnifique cheval, j’entends derrière moi une voix.
– XVIIe siècle, c’est chinois.
– Époque Ming, je présume,
– Bravo jeune fille ! Vous m’épatez !
Je me retourne, je vois devant moi, un homme guindé, un costume trois pièces, un cigare à la main, un panama sur la tête et un monocle qui tombe de l’œil pour rester pendu au bout d’une chaînette. Cet homme venu d’un autre temps, d’une autre époque, s’approche de moi, il retire son chapeau et il prend ma main, dépose un baiser.
– Charles henry Duchêne pour vous servir Mademoiselle.
– Inspectrice Rachel Benvenuti. Eh bien, si vous le voulez bien, j’aurai quelques questions à vous poser.
– Mais bien sûr, mais où sont vos collègues ?
– Oh, sans doute dans la cuisine.
– Qu’elle est amusante, ici, nous avons un minimum de savoir-vivre. Nous ne recevons jamais dans la cuisine ma très chère amie, mais venez avec moi, nous allons nous joindre à eux.
– Ah, Rachel où étais-tu passée ? Je vous présente ma consœur, l’inspectrice Benvenuti, Madame Duchêne.
– Enchantée Mademoiselle.
– Inspecteur si cela ne vous dérange pas, Madame.
– Non bien sûr, pardonnez-moi.
– Figure-toi ma chère Catherine que cette jeune personne a deviné que mon cheval était d’époque Ming, te rends-tu compte ? C’est extraordinaire n’est-il pas ?
Grosjean coupe la parole.
– Bon Monsieur le Comte, nous ne sommes pas venus ici pour parler art, mais pour la disparition de votre nièce.
– Ah oui, c’est vrai, la pauvre Rose-Marie.
– Ce n’est pas votre enfant Monsieur ?
– Non hélas, j’aurai aimé en avoir, mais la vie en a décidé autrement. C’est la fille de mon frère, le pauvre est mort d’un accident de la route.
– Mais...et sa mère ? Elle n’a pas de mère.
– C’est moi sa mère.
– Oui, j’entends bien Madame, mais compte tenu de votre âge sans vouloir vous offenser…
– Sa mère a disparu, nous l’avons recueilli après la mort de son père.
– Dans quelle condition sa mère a-t-elle disparu ?
– Nous ne souhaitons pas évoquer ce moment pénible.
– J’insiste néanmoins, Madame.
Grosjean reprend la parole :
– On pense qu’elle s’est noyée dans l’étang du Diable ou du Grand Heaume.
– Vous pensez ? Comment vous pensez ? Avez-vous retrouvé le corps ?
– Non.
– Mais alors qu’est-ce qui peut vous faire croire qu’elle s’est noyée ?
– Parce qu’elle a laissé ses chaussures sur la berge.
– Oui, mais alors, ses chaussures, ont-elles été retrouvées au bord de l’étang du Diable ou du grand Heaume ?
– C’est confus inspecteur.
– Je ne comprends pas ce qui peut être confus maréchal des logis, l’inspecteur Benvenuti vous pose une question simple et vous êtes incapable de nous donner une réponse claire.
– Eh bien c’est-à-dire, inspecteur Roland… les chaussures ont été retrouvées à deux cents mètres d’ici et la robe ainsi que ses vêtements de corps de l’autre côté de la commune au bord de l’étang du grand heaume. Voilà pour quelle raison je ne pouvais pas vous donner une réponse claire.
– Dites Grosjean, vous en avez encore beaucoup des disparitions comme celle-là que vous nous sortez à chaque fois de derrière les fagots. Et ça s’est passé quand ?
– Eh bien, il y a une dizaine d’années.
– Quand maréchal des logis.
– Le 8 février 1952 exactement, me répond abruptement Madame Duchêne.
– Dites Grosjean, les disparitions de jeunes filles ? Elles n’ont jamais cessé depuis 1931 ? N’est-ce pas ?
– Des disparitions… des disparitions, mais il y en a à travers notre pays. Toutes les années, ce sont des milliers de gens qui disparaissent et bien entendu des femmes. Il y en a plusieurs dizaines par semaine, elles fuient un mari qui boit, ou trop violent, ou négligent. Que croyez-vous ? Alors oui bien entendu des disparitions il y en a eu encore, mais rien d’anormal.
– Rien d’anormal ? Cela dépend du type d’enlèvements voyez-vous ? Ne me dites pas que ce sont des jeunes filles de 16 à 18 ans à peine pubères ? Ne me dites pas ça maréchal des logis.
– Eh bien pas tout à fait, il y a eu des femmes d’âge mûr, il y a eu la fauvette, elle avait 77 ans, il n’y a pas eu uniquement des jeunes filles depuis cette année-là inspecteur.
– Karl, tu entends ? C’est grave. Je pense que Paris devrait nous envoyer des renforts. Il se passe ici des faits alarmants que la population subit depuis au moins 1931, et ce, sans interruption, contrairement à ce que l’on voulait nous faire croire. En fait, des jeunes filles se sont fait kidnapper et ni votre commandant ni vous, alors que nous nous côtoyons depuis trois jours, n’avez pensé à nous en faire part ?
– Ah écoutez inspecteur, nous, on reçoit les ordres de notre commandant. Il nous a demandés expressément de ne pas en parler, ce n’était pas nécessaire. D’autre part, vous n’êtes pas sans savoir que les fils de Monsieur Pendru demandent la réhabilitation de leur père ? Qu’il soit lavé de toute accusation.
– Oui, mais nous ne voyons pas le rapport entre faire correctement votre travail et nous cacher des éléments clefs de l’enquête ? Enfin Grosjean, vous saviez que nous arrivions pour soutenir cette enquête. Il y a des disparitions inexpliquées depuis toujours et votre commandant n’en dit mot.
– Le commandant Dufour est un homme intègre inspecteur. Comment pouvez-vous penser qu’il vous ait caché une partie du dossier ?
– Moi Grosjean, je ne pense pas, je constate. Les disparitions font légion dans cette région, et ce, depuis fort longtemps, sans doute depuis toujours. Et nous comme des crétins, nous cherchons l’eau d’un lac au milieu d’un océan. Karl, on nous mène en bateau.
– Grosjean ?
– Quoi donc inspecteur Roland ?
– Eh bien quoi, dites quelque chose !
– Mais je ne sais pas, le commandant m’a demandé de vous accompagner dans vos investigations, j’obéis, c’est tout.
– Très bien. Monsieur, Madame Duchêne, nous allons prendre congé.
– Très bien inspecteur, je vais vous raccompagner.
– Non ce ne sera pas nécessaire Monsieur Duchêne, nous connaissons la sortie.
Nous nous dirigeons vers la sortie, mais après avoir passé le seuil de la porte, je me fige, un électro-choc parcourt mon corps. Je fais marche arrière, là, sur le mur à ma gauche, un tableau allégorique dans lequel il y a un dragon noir, l’air menaçant, il surgit d’un labyrinthe prêt à bondir sur six jeunes filles enchaînées, effrayées, données en pâture comme des proies sur le point d’être immolées.
19 commentaires
Léoneplomb
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Il y a 4 ans
Mymy M. *Sakuramymy*
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans
Véronique Rivat
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans
Lyaminh
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans