Fyctia
Je suis seule...
— Allez, allez, un peu de courage, vous ne devez pas vous laisser aller. Patientez encore un peu, je pense que dans quelques jours, nous y verrons plus clair.
Nous prenons congé, la pluie a repris, elle est fine, c’est un crachin. Je regarde le ciel, il est gris et laisse passer furtivement quelques éclaircies timides par-ci par-là. Les deux gendarmes et Karl discutent tranquillement, je les entends à peine, j’appréhende les autres visites. Je commence à saisir un soupçon de vérité, mais je veux en avoir le cœur net. Je décèle le début d’une révélation comme une image floue ou derrière un kaléidoscope. Je sais qu’elle est là, mais je n’en discerne pas encore les contours ni même sa véritable texture.
— Rachel, qu’en penses-tu ?
— Oui, pardon Karl, je n’ai pas entendu ?
— Le maréchal des logis Grosjean nous disait que nous allons passer chez les Gervais, enfin chez madame, monsieur est mort en captivité en Allemagne. Il y a quelque chose qui te préoccupe ?
— Eh bien c’est la deuxième famille chez laquelle, la crémone de la chambre de la jeune fille disparue a été retirée.
— Oui, et alors, tu en déduis quoi ?
— Dans les deux cas, le ravisseur est venu rôder à plusieurs reprises autour des maisons et a tenté de s’y introduire. Il est revêtu d’un habit noir et d’un masque de même couleur pour ne pas qu’on le reconnaisse. Et puis, il veut impressionner, c’est la nuit, le temps est exécrable, les tonnerres, plus un lieu de perdition au cœur des marécages en pleine Sologne profonde et le tour est joué. Il y a tous les ingrédients pour faire peur.
— Oui et après ? Il ne les a pas enlevées dans leur chambre, enfin attend… oui, la petite Gervais et la fille des Duchêne, là… regarde, c’est écrit sur ce rapport.
— Eh bien, je te parie que dans leur chambre la crémone n’a pas été retirée.
— Forcément, puisqu’ils sont parvenus à rentrer.
— Oui, mais ce que je veux dire, c’est que le type ou les types qui opèrent sont des familiers des lieux. Ils n’habitent pas loin, ils sont là, devant nous, et nous ne les voyons pas.
— Oui, peut-être…
— Non Karl, pas peut-être, certainement. Ils ne feraient pas des centaines de kilomètres et même pas des dizaines pour venir jusqu’ici se perdre dans ce trou perdu dans le cul du monde. Tu comprends ? Ce que je veux dire, c’est qu’il y en a aussi ailleurs des jeunes filles et des beaucoup moins farouches dans les villes qu’à la campagne.
Karl me fixe, il commence à comprendre.
— À part le vieux manoir abandonné, il y a quelque chose de ressemblant dans les parages ?
Crespau répond :
— Il n’y a rien de privé à vingt kilomètres à la ronde.
— Non, plus près ou bien c’est quelqu’un qui tourne, qui fait des virées. Il se déplace, de toutes les manières comment ferait-il pour connaître l’habitation de chacune d’entre elles ?
— Oui, mais qui ? Le facteur est trop vieux, Saint Pierre nous l’a dit.
— Si ça pouvait-être le vrai de Saint-Pierre, nous connaîtrions la vérité.
— Non, mais tu ne crois pas si bien dire Karl.
— Il faut rendre visite à ce Raphaël dans ces prochains jours, puis il y a le chauffeur du mini bus.
— Ah c’est exact, je n’y avais pas pensé à celui-là.
Grosjean nous interrompt:
— Écoutez, je vais peut-être vous dire une bêtise, mais…
— Mais non, faites, on vous écoute religieusement.
— Non, mais, il n’y a pas de demeures importantes, mais il y a les châteaux, ceux qui se visitent toute l’année. Il y en a tout autour inspecteur, vous n’avez jamais entendu parler des châteaux de la Loire ? Mon cousin germain est le gardien-chef du plus prestigieux.
— Et c’est lequel le plus prestigieux de tous vos châteaux maréchal des logis ?
— Mais enfin celui de Chambord inspecteur, celui de Chambord !
Grosjean finit sa phrase sur un ton désolé comme s’il allait perdre la vie. Nous nous regardons Karl et moi d’un regard furtif, nous contenons un fou rire. Nous venons de quitter madame Saint Pierre, cette maman complètement abattue, désemparée de ne pas savoir où pourrait se trouver sa petite Émilie, si tenté qu’elle soit encore vivante. Comme c’est étrange, nous vivons une situation dramatique, et nous avons encore la ressource de nous taper un fou rire.
Il a fallu la cruelle disparition de ces six jeunes filles pour que l’atmosphère de cette région soit plombée. Les gens d’ici ont quelque chose d’attachant, ce sont leurs conditions qui me troublent. Le courage qui les habite pour les aider à vivre au milieu de ce paysage hostile. Il aura fallu six petites notes de musique dramatique pour plier boutique au creux du souvenir et sans crier gare, un jour, elles sont revenues du tréfonds du passé, des profondeurs de la mémoire des gens d’ici.
J’écoute Yves Montant chanter « Trois petites notes de musique » à la radio que Crespau vient d’allumer. Je fixe Grosjean assis devant à droite, ce gros monsieur aux yeux exorbités et sa grosse moustache, les yeux rougis, le regard perdu. À quoi pensez-vous maréchal des logis ? Je le sais à Catherine votre amour de jeunesse. Vous aviez tout misé là, comme ça sur votre vie, tout votre avenir. Mais vous avez croisé sur le chemin de votre destin, le drame, ce monsieur noir que tout le monde connaît à un moment ou l’autre de son existence. Je ressens maintenant toute votre souffrance. Vous interrompez mes pensées en éteignant la radio subitement. Crespau le regarde avec surprise.
— Bein, mais pourquoi tu éteins la radio, elle est belle cette chanson d’Yves Montant.
— Oui, peut-être, mais je n’ai pas envie d’écouter ça.
— Tu appelles « ça » cette jolie chanson ?
— Crespau, s’il te plait. Nous n’avons pas besoin de radio, nous sommes en service.
— Oh moi, ce que j’en dis, c’était juste pour mettre un peu de gaîté.
Je regarde par la vitre, la pluie tomber, le plafond nuageux est bas. Quelle tristesse cette Sologne, sans doute mes pensées sont conditionnées par la situation. Il faut dire que nous ne faisons pas du tourisme, mais nous enquêtons pour comprendre ces disparitions. J’ai un mauvais pressentiment, je n’ose penser, imaginer l’inimaginable. Les frères Pendru n’ont épargné aucunes d’entre-elles. Oui, mais ils n’ont retrouvé aucun corps, la vie a quitté ces jeunes filles doucement sans bruits et désuni ces familles. Elles n’ont même pas pu récupérer les corps de leur enfant. Je ne comprends pas. Il n’y a décidément pas de Dieu rédempteur, car comment ces êtres peuvent-ils exister encore ? Ces salopards rôdent encore autour de nous, ils attendent, embusqués dans les ténèbres. Le plus terrible, c’est que les autres ne le savent pas, personne ne sait, je suis seule à connaître leur existence, je suis la seule, je suis seule...
13 commentaires
Léoneplomb
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Il y a 4 ans
Lyaminh
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans