Fyctia
Ce que je sais.
Il m’observe et ne parle plus. Je croise son regard.
— Quoi ? Qu’y-a-t ’il ?
— Rachel, il y a néanmoins des choses troublantes.
— Que veux-tu dire ?
Karl va pour me répondre lorsque la patronne de l’hôtel-restaurant nous interrompt.
— Bonsoir, alors qu’estche que je vous cher, che choir ?
— Que proposez-vous ?
— J’ai de la blanquette, de la langue de veau, du gratin de pâtes, du farchis de légumes du…
— Servez-moi votre langue de veau. Et toi Rachel ?
— Euh… je n’ai pas très faim.
J’écrase fébrilement ma cigarette dans le cendrier.
— Oh, mais mademoiselle, il faut manger. Vous êtes toute maigrichonne et blême, voulez-vous une bonne choupe de légumes avec une bonne chauchiche. Vous verrez, cha vous requinquera.
— Va pour la soupe, madame.
Je rallume une cigarette, j’appréhende les questions de Karl. Il continue de me fixer, ce qui me rend mal à l’aise. Il reprend :
— Oui, je te disais, comment tu en as déduit que les enlèvements se produisaient à partir d’une grande maison afin que les kidnappeurs, car d’après toi, ils seraient deux ? C’est ça ?
— Euh oui… enfin, tout me porte à le croire.
— Bon admettons qu’ils soient deux, mais là n’est pas le problème… très sincèrement Rachel comment en es-tu arrivée à cette conclusion ?
— Eh bien je te l’ai dit, il leur était nécessaire de disposer d’un lieu isolé et doté d’une grande cave, sinon les voisins auraient pu s’apercevoir des va-et-vient et ils auraient pu entendre les cris.
— Bon, admettons encore que tu sois tombée dans le mille par une analyse pointue et une déduction précise.
Il cesse de me parler, la serveuse nous apporte les plats, du pain et une bouteille de vin. Il me fixe à nouveau.
— Eh bien quoi Karl ? Tu as l’air dubitatif, nous l’avons trouvé cette putain de maison n’est-il pas ? Alors que te faut-il de plus ?
— Mais Rachel, ce qui me gêne, ce n’est pas que nous ayons trouvé la maison. Ce qui me dérange, Rachel, c’est qu’il n’y avait pas les victimes parce que cette maison est inoccupée depuis près de vingt ans ! Ce qui m’interpelle aussi, c’est qu’il y avait effectivement des cellules, et deux tables d’opération, mais vieillies, oxydées. Elles n’ont plus servi depuis plus de temps encore. Alors je te le demande Rachel, comment savais-tu que cette maison avait dû très probablement abriter ces salopards, mais il y a trente ans ? Je ne comprends pas ce décalage dans le temps. Tout correspond sauf que… Tu peux me l’expliquer ?
— Je n’ai pas d’explications Karl, je ne sais pas quoi dire. C’est ainsi, voilà tout.
— Rachel, je pensais que tu me faisais confiance, que nous pouvions travailler ensemble dans la plus grande simplicité, sans nous cacher quoi que ce soit. Et pour quelle raison te méfierais-tu de moi ? Et puis il y a cet hématome dans le bas de ton dos, comment t’es-tu fait cela ?
— Je te l’ai dit, j’ai dû tomber sur le dos.
— Mais le sol était plat, il n’y avait aucun objet contondant. Je le sais, j’ai regardé le sol.
— Mais je n’en sais rien moi, tu ne crois tout de même pas que c’est moi qui me le suis infligé ?
— Mais non, bien entendu ! Ce que je veux te dire c’est que je ne suis pas ton ennemi. Au début, je te l’avoue, j’étais réticent quant à notre collaboration, mais depuis ces derniers jours, j’ai appris à t’apprécier. Tu peux tout me dire, ça ne sortira pas d’ici. Alors, as-tu une confidence à me faire ?
— Je t’assure Karl que je n’ai rien à te dire. Tu l’as vu, j’ai été choquée, j’ai perdu connaissance et puis le trou noir complet.
— Bon très bien, c’est toi qui vois, mais si tu as besoin, je suis là. Tu as compris ?
— Oui, je ne l’oublierai pas.
Karl pose sa main sur la mienne et son regard a changé. Il semble plus tendre, le ton de la voix s’est adouci, elle est compatissante. Je suis mal à l’aise, car je sens en moi des pulsions remonter de mon bas-ventre jusqu’au bout de mes seins. Cela me trouble, je retire ma main subitement. Il me demande pardon et me dit que ce n’est pas ce que je pense. S’il savait ce que je pense ! Il y a un malentendu, je l’ai offusqué, j’en suis désolée, mais c’est préférable ainsi.
— Mange ta soupe, elle va refroidir. Elle a l’air bonne, tu sais ?
Je ne réponds pas, j’ai juste un petit sourire de complaisance sans le regarder. Demain, nous continuons notre enquête. Nous devons rendre visite aux quatre autres familles qui vivent dans l’angoisse de ne pas retrouver leur fille. Je dois également récupérer Liotta à la sortie de son école, comme je lui ai promis. J’en connais déjà suffisamment pour me faire une idée exacte des faits. Je sais désormais ce qu’il en découle.
Mais rencontrer les autres familles fait partie de notre travail et nous devons nous y conformer. Pour ce que j’ai découvert, ce que je sais, je ne peux pas en parler à Karl. Je ne peux pas non plus en parler au docteur Clément, je ne peux me confier à personne. Je suis seule, pourtant les Émissaires m’ont dit que je ne l’étais pas, que je ne devais pas être affectée par ce que je voyais, par ce que je vivais. Nous sommes tranquillement à vaquer à nos occupations de tous les jours, nous allons travailler, nous partons en congé, nous faisons des enfants… Nous pensons dominer la planète, nous avons créé la bombe atomique, nous avons cette fierté insolente. Nous pensons que nous sommes libres. Mais les gens ne savent pas qu’ils sont observés comme derrière un miroir sans tain. Chacun de leurs actes conditionne ce qu’ils vivront après leur existence sur cette planète. Ce que j’ai vu est innommable, déconcertant, terrifiant. Je ne pourrais en parler à aucun scientifique, car cette dimension d’existence sort complétement du schéma logique d’un raisonnement humain. Pourtant malgré la rencontre de ces êtres, je ne sais encore toujours pas quoi penser.
Il y a une chose dont je suis sûre, je ne suis pas folle, que la soi-disant schizophrénie paranoïde n’est juste que la synthèse formatée des psychiatres. Ils ne veulent voir que ce qu’ils ont appris au cours de leur formation. L’homme refuse de croire que d’autres mondes, d’autres réalités existent en dehors de la nôtre. Si c’est ce que je crois, mon frère vit une sorte de supplice. Son corps est là, quelque part dans une cellule de la clinique de la Maison-Blanche. Mais son esprit ? Où est-il ? Coincé dans la réalité du Monde Noir. Si c’est là que je dois aller le chercher, alors j’irai le chercher, je le sauverai de ses tourments.
Nous nous séparons devant l’entrée de nos chambres, il est déjà dix heures passé, Karl me souhaite une bonne nuit, j’en fais de même. Nous n’avons pas beaucoup parlé après notre discussion et sa main sur la mienne. Je sais qu’il n’est pas satisfait de mon explication, mais à quoi pense-t-il ? Se doute-t-il de quelque chose ? Sans doute, mais de quoi ? Il doit se poser beaucoup de questions.
18 commentaires
Gottesmann Pascal
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans