Fyctia
Ça me botte le cul.
— Dans mon monde ou dans le monde humain, car je ne sais plus où est ma place, je suis mandatée par ma hiérarchie pour faire cesser les actes ignobles de ces… de ces monstres. Cela doit cesser.
— Nous te l’avons dit l’autre jour de ton temps, ces formes de pensées, car c’est ce qui demeure de vous lorsque vous n’avez plus de support physique. Ils ont développé une faculté, celle de franchir les deux plans de réalité. Nous devons le reconnaître, ils sont brillants.
— Mais moi, je m’en moque de leur faculté brillante. Ce sont des pourritures qui enlèvent de jeunes femmes à peine pubères pour certaines d’entre-elles.
— D’un certain point de vue, nous comprenons ta vue de l’esprit. C’est Kāchān qui a modelé ta personnalité. Il t’a souhaité intègre, honnête, sans peur et sans reproche. C’est un idéaliste. Nous avons prévu, ce moment, nous avons provoqué ce scénario.
— Je ne comprends pas et cessez de me tenir dans cette zone d’un noir profond, cela me déstabilise.
Subitement, une lueur douceâtre s’installe de toute part, le noir se détache comme de l’encre dans de l’eau. Il se dilue, une pénombre prend place, je perçois alors un immense espace, sous un dôme monumental. Peu à peu, il se découvre à mes yeux des personnages de grande taille qui m’obligent à lever la tête. Leur visage énigmatique dégage un sentiment de respect, ils ont une majesté qu’alors je n’ai jamais vue de toute ma vie. Leurs yeux d’un noir dense ne laissent pas de place à la sclère, ce qui donne une intensité presque insoutenable à leur regard. J’ai l’impression qu’ils pénètrent mon âme au plus profond. Ils sont revêtus d’une forme de tunique sobre d’un noir reluisant malgré le peu de présence de clarté luminescente. Devant eux, je me sens petite, infime, j’ai en ma présence la représentation de la nature profonde de toute chose. Je ne pensais pas qu’ils étaient si nombreux, car plus le noir se dilue, plus je découvre l’importance de leur assemblée. Ils semblent innombrables, c’est hallucinant. Je suis intimidée, je n’ose en fixer un d’entre eux dans les yeux.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Nous ne pouvons atteindre ces formes de personnalité, ces êtres si tu préfères. Pour être plus clairs, ils ont créé une sorte de pont spatio-temporel. Ils contournent les limites de notre monde habituellement protégées par nos Gardiens.
— Mais vous pouvez tout, car vous manipulez les réalités.
— Nous pourrions les éliminer, mais ce serait dommageable collatéralement.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu’en les effaçant, nous effacerions tous les êtres qui sont demeurés prisonniers dans la multitude de méandres de leur labyrinthe, ainsi que les jeunes femmes qui sont captives de ces entités. Tu pourrais également perdre à jamais ton identité et tous les souvenirs de tes multiples personnalités à ton retour parmi nous.
— Mais je n’ai de souvenirs que mes vingt-six années de vie, une jeune femme qui s’appelle Rachel ?
— En te replaçant dans le monde humain de l’année 1960, de la probabilité dans laquelle tu es inspecteur de police, nous avons conditionné ton esprit d’une entrave dans ton plan de conscience. Cela se passe ainsi afin de ne pas perturber le sujet, n’y voit dans cet acte aucun manque de respect ou un manque d’égard pour ce que tu représentes. Nous laissons libre cours à ta personnalité qui évolue à son gré. Nous sommes des créateurs et nous encourageons à notre tour les différentes formes de personnalités à en faire autant. Vous avez le choix de votre destin.
— Très bien, admettons-le ainsi. Que proposez-vous ?
— Te rappelles-tu l’histoire du cheval de Troie ?
— Oui, je m’en souviens très bien, mais je ne saisis toujours pas.
— Ne pouvant s’emparer de la ville de Troie trop bien défendue, les Grecs eurent l’audace d’imaginer de construire un grand cheval de bois dans lequel ils y infiltrèrent un commando de quelques valeureux guerriers. Le soir venu après avoir évacué le terrain, ils laissèrent l’effigie. Les Troyens pensant qu’il était une divinité, impressionnés par sa grandeur, l’introduisirent dans leur cité et la nuit venue…
— Vous voulez que je pénètre à nouveau dans cette demeure de cauchemar ? Non, ah non ! Vous ne pouvez pas me demander cela ! Et puis, elle est pratiquement inviolable cette maison, ceinturée par une multitude de remparts. Un labyrinthe sans fin aux allées pincées entre ses murailles.
— Par notre plan de réalité, je te le confirme, c’est impossible d’y accéder, mais par le plan de réalité de ton monde physique, nous connaissons l’expérience que tu as vécue lorsque tu t’y es rendue, accompagnée de tes trois collègues. C’est nous qui avons créé les conditions. Nous avons transféré leur maison du Monde Noir au monde physique de 1960. C’est la raison pour laquelle tu as assisté à la recomposition du manoir tel qu’ils se l’imaginent et que tes collègues ont disparu très momentanément. Tu as des dispositions pour évoluer dans le monde Noir à cause de tes antécédents si je puis dire, et cela sans vouloir t’offenser.
— Mais si je me… enfin, je veux dire, si vous me transportez ou appelez cela comme vous le souhaitez, comment cela va-t-il se passer ?
— Tu le sauras en temps utile. Sache que tu n’es pas seule et que tu ne l’as jamais été dans tous les moments de ta vie. Comprends-tu ? Ce qui s’est passé devait se passer pour le cheminement de ce que tu es.
— Tout cela n’a aucun sens.
— L’existence des réalités multiples n’est pas conditionnée par le sens des choses, mais par le désir, c’est la base de toute réalité, la cause à effet de leur création. Va maintenant, une petite chose encore, tâche de te contenir dans tes sentiments exacerbés. Tu ne pourras retenir les pulsions qui sont les plus enracinées en toi, même dans le monde physique. Tu ne peux renier ta nature profonde de Sœur Damnée.
*
Je suis éblouie par la lumière soudaine des toilettes, je suis devant le miroir en train de me rincer le visage quand Karl fait irruption.
— Tout va bien Rachel ?
— Oui, tout va bien. Je me rinçais juste le visage, j’arrive.
— Ok, je t’attends dans la salle à manger du restaurant.
Je rejoins Karl qui est penché sur des documents et des photos, il a l’air préoccupé. Je m’assois face à lui, il lève la tête.
— Ah ! Rachel, tu as une sale mine, on croirait que tu as toutes les souffrances du monde sur tes épaules.
— Oui bon, alors qu’en tires-tu de tout cela ?
— Écoute, tout d’abord, je te tire mon chapeau pour l’analyse précise que tu as faite. Je ne sais pas comment tu y es parvenue, mais le manoir et son emplacement précis, ça me botte le cul. De toute ma carrière, je n’ai jamais vu une telle acuité dans l’analyse d’une série de crimes.
Je sors une cigarette de mon paquet, je l’allume nerveusement et je tire une profonde bouffée.
20 commentaires
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 6 mois
Urban Claire
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Il y a 6 mois
Léoneplomb
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans