Fyctia
Des intrus dans le Manoir.
Le gros bonhomme reprend la parole d’une voix tremblante.
— J’avais quinze ans, je fréquentais une jeune fille, elle s’appelait Catherine, elle était l’amie de Jacqueline.
— Jacqueline ?
— La jeune Jacqueline Préjean, j’m’en souviens bien, c’est la fille des Préjean qui ont habité cette maison en 1931 juste après le Pendru. Je me souviens de toi, tu traînais quelquefois du côté de la demeure avec ton amie.
— Oui, je sais, je m’en souviens aussi, mais elles ont disparu après, vous le savez, et l’on n’en a plus jamais entendu parler. Ça m’a beaucoup affecté, j’aimais Catherine. Et cette maudite maison en est la responsable. Enfin, je ne sais plus. Le Pendru était mort depuis déjà presque un an, alors qui ? Oui Crespau, j’étais au courant des événements et directement concerné ! Tu penses bien. Depuis à chaque fois que je passais à proximité de cette maison, j’avais la curieuse impression qu’elle m’observait. Je ne sais pas pourquoi je l’ai haï, je sais c’est stupide. On ne peut pas tenir pour responsable une maison.
Il y a un silence dans la salle à manger, une forme de gêne. Je reprends la parole :
— Je suis désolée maréchal des logis, je ne connaissais pas votre vie et je ne savais pas que vous aviez dû traverser un tel drame. Bon quant à vous, je veux que vous m’expliquiez où se trouve cette bicoque qui attire tous les tourments de la région…
— Bein l’maréchal des logis, connaît son emplacement, il peut vous y emmener.
Je fixe l’homme.
— Maréchal de logis ? Alors ?
Je le vois hésitant.
— Tu n’as pas peur d’un vieux manoir tout de même ?
— Mais non Créspau, ce n’est pas ça ! J’évite d’y aller parce que cela me rappelle des souvenirs éprouvants. Je vais vous y emmener.
Nous prenons congé de la famille Bonnieux, puis nous traversons la cour en nous précipitant sous une pluie battante pour rapidement nous introduire dans l’automobile des gendarmes.
— Sacré temps n’est-ce pas inspecteur ?, me dit Crespau à qui j’acquiesce à peine de la tête.
Je suis préoccupée par ce que je viens d’entendre. Nous prenons la route, mais au bout de deux kilomètres nous nous trouvons face à la route inondée. Les nappes d’eaux des deux étangs de part et d’autre du chemin se sont rejointes et la route a disparu engloutie désormais sous un seul étang.
— Merde, ça, ce n’était pas prévu. On ne peut pas passer.
— Recule Crespau, jusqu’au terre-plein. On va aller par le chemin des deux étangs, ça nous fait faire un petit détour, mais on n’y parviendra quand même.
Le maréchal des logis Crespau doit reculer sur cent mètres avant de pouvoir bénéficier d’assez de largeurs pour manœuvrer avec la 404. Après s’être repris à quatre reprises, nous parvenons à repartir en sens inverse. Nous roulons un bon quart-heure lorsqu’au détour d’une courbe après avoir dépassé deux grands arbres, se découvre percher en haut d’une butte un manoir sombre, tel un gardien du temps, avant que le maréchal des logis Grosjean ne me le dise, je comprends que c’est elle, la maison tant décriée.
Je ressens un choc, car je réalise brusquement que c’est aussi la bâtisse du Monde Noir de mes visions des dernières nuits. Celle qui était érigée au loin, plantée en haut sur la hauteur, au-delà du labyrinthe. Je suis pétrifiée pendant que nous approchons. Elle semble alors plus imposante, plus inquiétante, plus menaçante.
Nous montons le chemin défoncé, il y a déjà longtemps qu’il n’est plus entretenu. Les crevasses remplies d’eau éclaboussent jusqu’au-dessus du capot avant. Nous arrivons à la hauteur de l’entrée flanquée de deux piliers gravés d’un chiffre romain à droite et du nom de l’ancien propriétaire encore visible. Ils sont surmontés de deux canopes en pierre massive, cerclées d’une guirlande de lauriers gravés. Le portail de fer forgé recouvert par la rouille est ouvert, sorti de ses gonds, éventré, affaissé. Les parties basses des deux éléments sont plantées dans la terre et envahies par la broussaille. J’ai l’impression de pénétrer dans un lieu interdit comme si nous étions des intrus. Il est enfin là, devant moi, j’ai l’impression d’être seule face à ce manoir. Il évoque la crainte tout en ressentant de la tristesse. Il y avait ici depuis le siècle dernier des familles et toute leur vie. Ce manoir a dû être la demeure de nombreuses naissances et de nombreux décès. Mais il a surtout par la suite protégé certainement des monstres et par-dessus tout de malheureuses victimes torturées et assassinées.
Nous devons le découvrir et faire la lumière une fois pour toutes sur cette ancienne malédiction qui semble hanter tous les hameaux environnants depuis 1922. Le maréchal des logis Crespau stoppe enfin le véhicule à dix mètres du perron majestueux rejoint par deux escaliers courbes. Il reste quelques persiennes parfois fermées, parfois ouvertes, mais il n’y a plus une seule fenêtre intacte. Il reste de chacune d’entre-elles qu’un trou noir sans fond gardant le mystère de l’intérieur. Je me remémore les deux tours fines et hautes qui s’étirent vers le ciel d’un cône pointu. Je les ai aperçues avant qu’elles n’arrivent pour me parler et que les murailles d’un labyrinthe ne sortent de terre. Je n’ai pas rêvé, je le comprends. Ces expériences sont si intenses qu’elles ne peuvent en être. Quant à ma schizophrénie paranoïde, je commence à en douter. Oui, mais alors c’est quoi tout ça, toutes ces expériences que je subis depuis mes douze ans ?
— Voilà nous y sommes. Vous l’avez devant vous la dévoreuse de vies, et peut-être le lieu où se sont produites les disparitions de toutes ces jeunes filles.
Karl et moi nous nous regardons.
— Bon Rachel, on y va ?
— Eh bien, il va le falloir Karl. Messieurs ? Suivez-nous s’il vous plait.
— Moi je vais peut-être rester là, je garderai la voiture.
— Maréchal des logis Crespau, tu viens avec nous ? La voiture n’a pas besoin d’être gardée, elle ne partira pas toute seule.
— Bon très bien, je vous suis. T’es chiant Grosjean, je ne vois pas ce que je peux vous apporter de plus.
J’ai l’impression de pénétrer dans une cathédrale, nous arrivons devant un vaste vestibule aux parements muraux faits de bois, des piliers supportant une corniche, de chaque côté, une niche vide qui devait abriter une statue. Au sol nous écrasons des dizaines de carreaux de ciment peints d’un motif, dont certains ont été descellés avec le temps. Face à nous, un escalier majestueux qui possède encore sur ses marches et ses contremarches quelques parements de marbre. Les rambardes également en marbre sont composées de balustres travaillés avec style. Karl et moi nous décidons de gravir le grand escalier pendant que les deux gendarmes visiteront le rez-de-chaussée. Grosjean nous demande de rester prudent, le plancher au premier s’est fragilisé. Je ressens de l’émotion devant tant de beautés d’architecture.
31 commentaires
Léoneplomb
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans
Sissy Batzy
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans
Gottesmann Pascal
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Il y a 4 ans
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Il y a 4 ans
Cyril L
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans