Fyctia
Du souvenir aux chuchotements.
Puis le temps passe et la comtoise dans l’angle de la petite salle du restaurant se met à annoncer 23 heures d’un « DONG » grave et monastique pendant que le patron de l’hôtel est au comptoir et essuie des verres avant de les ranger sur l’étagère. L’atmosphère dégage une ambiance inquiétante presque sinistre à cause de cette pénombre causée par la panne générale d’électricité et ces ombres démesurées qui semblent danser sur les parois des murs. Je me décide à me retirer.
— Je crois que le patron attend que nous nous retirions pour aller se coucher inspecteur.
— Oui, Rachel, nous devrions y aller. Je suis crevé de toute façon.
Nous nous saisissons chacun d’une bougie puis avant de nous retirer, nous souhaitons une bonne nuit au patron de l’hôtel. En montant l’escalier, nous plaisantons sur la situation.
— Vous avez vu la gueule du patron ?
— Oui, il ressemble à Boris Karloff, vous savez Frankenstein !
— Ah oui, je me souviens, avec son grand front.
Puis nous nous éclatons de rire. Nous arrivons devant nos portes de chambre respectives, qui sont voisines.
— Bon et bien, bonsoir inspecteur Benvenuti, et si vous avez peur, vous appelez et j’arrive.
— Pourquoi aurais-je peur ?
— Eh bien à cause de l’orage. Ça a repris de plus belle.
— Ne vous inquiétez pas pour moi inspecteur Roland, je suis une grande fille et je peux dormir seule sans avoir besoin de papa. Bonsoir.
— Bonsoir Rachel.
Je referme ma porte avant de la verrouiller à double tour. Je m’appuie contre elle, je pense à ce que mon équipier vient de me dire, s’il savait ce qui m’effraie, un orage à côté, n’est rien. J’observe la pluie à travers la vitre de ma fenêtre, la nuit s’illumine par les éclairs. Les tonnerres grondent et se fracassent faisant trembler toute la pièce. Je songe à ma psychiatre, je devais l’appeler dans la soirée, comme je m’y étais engagée, mais avec mon enquête, il aurait été difficile de me soustraire à la présence de mon équipier pour un entretien téléphonique. Je l’appellerai demain soir et je lui expliquerai mes raisons. Dans la petite salle d’eau, je retire mes vêtements, je prends une douche, j’en ai besoin, je me sens tendue. Je me lave les dents. Je passe un long tricot de coton qui retombe jusqu’à fleur de mes fesses. Je n’aime pas avoir d’habits sur moi pour la nuit, je me couche et je me blottis sous les draps. Ils sont rêches et j’ai horreur de cela. Je tire à moi l’épaisse couette de plumes d’oie.
Je frémis, je me recroqueville en chien de fusil pour me blottir au creux de mon lit froid et humide. Mes pieds sont gelés, je me tourne et je me retourne, je ne parviens pas à m’endormir. Je me lève pour les recouvrir de deux grosses chaussettes chaudes puis je me recouche. Je me détourne, le dos à la fenêtre, malgré les grosses cantonnières que j’ai pris soin de tirer, pour ne pas être gênée par le scintillement lumineux des éclairs.
**
Je pense à ma journée puis à mes années d’internat, à mon amie Clara. Nous nous retrouvions dans la chambre de l’une ou de l’autre et nous nous racontions nos rêves, nos projets. Nous délirions sur les garçons de l’établissement que nous pouvions entrevoir dans le réfectoire. Mais c’est avec elle que j’ai eu ma première expérience sexuelle, ainsi j'ai découvert mon corps.
Les souvenirs de mon petit frère Antoine avec lequel j’ai grandi jusqu’à ce que l’on nous sépare lorsque j’ai intégré l’internat. La famille d’accueil a tout fait pour nous séparer. Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis près de cinq ans. La veuve et ses enfants ont déménagé lorsque j’ai atteint mes 21 ans. Ce qui m'a tourmenté c’était d’imaginer qu’Antoine pensait peut-être que je l’avais abandonné comme l’avaient fait auparavant nos parents. Je me souviens de ce jour-là où mon frère s’est débattu de l’étreinte du couple pour s’en dégager et tomber dans mes bras.
*
— Non je ne veux pas rester avec vous, je veux rester avec Rachel, je vous en supplie, laissez-moi partir. Rachel ! Ne m’abandonne pas, ne me laisse pas avec ces étrangers, je serais sage je te le promets, ne pars pas.
— Je ne t’abandonne pas Antoine, je dois partir pour le lycée. J’ai la chance d’avoir une bourse d’état. Je passerais mon BAC puis je ferais des études pour que toi et moi nous puissions vivre ensemble et ne plus jamais être séparer. Dans un peu plus de quatre ans, je serai majeure et je pourrais demander ta garde, le juge me l’a promis. Il faut juste que tu t’armes de courage, que tu sois patient.
— Si tu pars, je me tuerais. J’irais me perdre chez eux.
— Ne dis donc pas de sottises ! N’évoque surtout pas cela ! Jamais ! Si tu commets cette bêtise, tu connais le sort de ceux qui l’ont fait ? Ils se sont égarés dans leurs mondes pour toujours. Tu ne reviens jamais indemne de là-bas, tu comprends ? Alors qu’il te suffit de patienter un peu. Quatre ans ce n’est rien à côté de l’éternité dans le Monde Noir.
— Oui Rachel, pardonne-moi, je t’ai fait de la peine. Je te le promets, je t’attendrais.
— Je reviendrai Antoine, je reviendrai, je t’aime.
Les tuteurs sont irrités par nos divagations. D’ailleurs quelques semaines après leur accueil, monsieur Romain a souhaité ramener Antoine à l’institution. Son comportement, ses cauchemars, les histoires qu’évoquait mon frère lui faisaient penser à une grave atteinte mentale. Le psychiatre après un entretien avec Antoine, a estimé que ces élucubrations n’étaient rien de plus que l’imagination fertile d’un enfant. Le jour de mon départ, j'ai pensé
que mon petit frère aurait 14 ans lorsque je pourrais le récupérer. Je le sais, je parviendrais encore à le sortir de ses fantasmes avant qu’ils deviennent des obsessions.
*
Je suis troublée par ce souvenir. C’est la dernière fois que j’ai pu le serrer dans mes bras. Je pense à chaque instant à mon jeune frère, de ce jour où l’on a dû être séparés. Je devais avant tout m’en sortir, j’en étais persuadée. Je pourrais le récupérer, le retirer de cette famille d’accueil qui n’avait à la place du cœur qu’une caisse enregistreuse à billets.
Les nouveaux propriétaires de la ferme ne savaient pas où leurs prédécesseurs étaient partis. Je t’ai cherché Antoine et je te cherche encore. Je finirais bien par te retrouver petit frère.
**
J’ai du mal à m’endormir. L’orage redouble de puissance, le vent se lève. C’est la tempête qui arrive, les gouttes de pluie fouettent les vitres de la fenêtre de ma chambre, je me sens épuisée. Je m’endors malgré la colère du temps. Je sombre parmi mes pensées.
Tout à coup, le temps semble s’arrêter, les sons s'atténuent puis disparaissent, le tic-tac du réveil ralentit, il devient également silencieux. C’est un bourdonnement qui prend la relève, je sais que ça revient, je sais quand ça arrive. Mais déjà calfeutrée, je me blottis de plus belle dans mon lit, je cache ma tête sous la couette. La peur m’envahit, j’entends des grattements sur les murs, sur le plafond.
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Léoneplomb
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans
Rose Lb
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Il y a 4 ans
Ashley Moon
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Véronique Rivat
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Il y a 4 ans
Jean-Marc-Nicolas.G
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Gottesmann Pascal
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Jo Mack
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Il y a 4 ans
Jo Mack
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