Fyctia
Chapitre 2 - Othilie
1 novembre 2026, quelques minutes plus tôt
J’essaie de gommer mon anxiété en blaguant avec Samuel dans son bureau. Nous attendons le journaliste qui m'accompagnera dans notre ambitieux projet. J’ai tenté maintes fois de m’imaginer celui qui a bouleversé mon année. Dans mon esprit, il a pris la forme d’un quarantenaire bedonnant hautain et prétentieux. Samuel me raconte les dernières aventures d’une de nos administrées qui s’évertue à rendre la vie impossible à ses voisins. Cette fois-ci, elle a vissé au sol des plots de travaux pour les empêcher de garer leur voiture devant chez elle. Pour une fois, ses péripéties me permettent de me changer les idées et de rire un bon coup.
Samuel avise l’heure et sort rejoindre notre invité. Face à la fenêtre donnant sur le jardin de la mairie, j’observe les feuilles voleter avant de choir à terre. Je ne suis pas une femme stressée d’habitude, mais je me suis tellement investie dans ce projet. Des mois que je me documente, que je rencontre des personnes, que j’élabore des plans, que j’organise. J’y passe presque plus de temps que sur mon vrai travail. C’est devenu obsessionnel ! Je mange, je dors, je respire Noël et écologie depuis presque un an. Et s’il envoyait tout valser ? Et s’il démolissait mes grands projets en une phrase cinglante ?
— Voici Noor Sadat, le journaliste qui t’accompagnera…, entonne la voix enjouée de mon ami.
Je me retourne pour faire face à deux billes sombres que je pensais ne plus jamais revoir. Mon ouïe bloque la suite de sa présentation.
Des années de théâtre d’improvisation, de jeux de rôle et de murder party me permettent de me parer d’un masque impassible sans même que je m’en aperçoive. Je peux ainsi observer l’homme qui me toise et gérer le tumulte qui m’envahit. Lui aussi arbore un visage stoïque et presque froid. C’est fou comme le voir ravive le feu qui m’a habité pendant cette unique soirée partagée. Ses pommettes saillantes se perdent dans une épaisse barbe dont je me souviens de la douceur. Ses lèvres charnues forment une moue, que je m’amusais à transformer en sourire. Ses cheveux d’ébène, ébouriffés comme quand j’y avais passé les mains. Le trouble grouille en moi comme jamais.
Mais la colère accompagne mon sentiment de trahison. Peu habituée à ce genre d’émotion désagréable, je ravale la rancœur qui grossit dans mon sternum. Je n’en reviens pas. L’homme avec lequel j’ai vécu une soirée débridée se trouve face à moi. Mais, pire encore, il m’avait caché son identité. Je ne connaissais même pas son prénom, mis à part l'initiale inscrite sur un mot d’adieu concis “N”. J’avais donc passé la soirée la plus étrange de ma vie avec celui qui m’avait bouleversé, ce journaliste que j’avais insulté de tous les noms. Je comprends mieux à présent, le petit rictus qui ourlait ses lèvres devant mes emportements. Le goujat ! Il avait bien dû se moquer de moi. Je tente de cacher ma gêne alors que les souvenirs se rappellent – en partie – à moi. Finalement, je préfèrerais avoir oublié tout ce fichu réveillon de Noël et pas seulement la nuit qui l’a conclu.
Il finit par me tendre une main que je saisis en ne contrôlant pas le frisson qui court sur mon bras.
— Enchanté. Othilie, c’est un drôle de prénom, mais j’ai l'impression de l'avoir déjà entendu… lâche-t-il alors que je reste coite.
Je rêve. Pincez-moi ! Il ne se souvient pas de moi ? Pourtant, il n’avait ingurgité aucune goutte d'alcool, lui. Comment a-t-il pu oublier une soirée aussi folle ?
J’essaie de me ressaisir pour continuer la conversation. Mais mon cerveau se fractionne en deux parties, l’une qui lutte pour demeurer concentrée sur notre entrevue et l’autre qui veut à tout prix comprendre son amnésie.
Quand Samuel évoque le logement du journaliste, je réalise ma bêtise. Pourquoi ai-je proposé de l’héberger ? Il semble également mal à l’aise l'espace d’une fraction de seconde, puis redevient impassible et indéchiffrable.
Samuel nous raccompagne à l'accueil où Noor récupère son bagage. Puis, nous nous retrouvons seuls, sous l’auvent de la mairie, alors qu’une pluie battante s’est abattue sur la ville.
— Comment êtes-vous venu ? le questionné-je.
— En train, puis en covoiturage.
— J’habite à quelques rues d’ici. Nous allons devoir braver le déluge. Désolé, mais j’ai oublié mon parapluie. Vous voulez de l’aide pour porter vos affaires ?
— On pourrait peut-être se tutoyer. Je préfère.
J'acquiesce en repensant à nouveau à notre soirée. L’averse s’intensifie encore. Il rabat la capuche de son sweat qui, malheureusement, ne suffira pas à la protéger. Je ferme mon manteau avant de prendre une grande inspiration. Puis, après un coup d'œil à mon nouveau colocataire, je m'élance dans la rue déserte. Sans vérifier qu’il me suit, je cours à perdre haleine. Les gouttes glacées me fouettent les joues. Pourtant, je souris comme une folle. Puis, ma joie se transforme en une euphorie débordante. J’éclate d’un rire enfantin. Jamais je n’aurais pensé que galoper sous la pluie puisse être aussi grisant. Arrivée devant mon appartement, je reste sous le torrent. Les bras ouverts et le nez levé vers le ciel, je laisse l’averse m'imprégner sans pouvoir m'empêcher de m'esclaffer. Noor me rejoint. Quand mon regard se pose sur lui, mon fou rire redouble. Il est beaucoup moins impressionnant avec les cheveux dégoulinants sur son front. Je ne dois pas avoir meilleure allure : essoufflée, échevelée et trempée. Ma frange colle à mon visage et, malgré mon manteau, mes collants et le bas de ma robe sont mouillés.
D’abord surpris, le journaliste garde les sourcils froncés, avec son air froid. Lorsqu'un sourire fend son visage, ses yeux deviennent tendres et joueurs. Je me remémore pourquoi je m'étais lancé le défi d’amener de la joie dans notre réveillon partagé. Mais aussi furtif qu’un éclair zébrant le ciel orageux, la lumière disparaît de ses traits et il redevient austère.
Il s’abrite devant la vitrine de ma boutique. Je me revois quelques mois plus tôt, au même endroit. C’est mon dernier souvenir de notre folle soirée.
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Nora Rosen
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