Candace Lovely À deux sous la Neige Blocages et ressentiments 4

Blocages et ressentiments 4

La file de voitures s'étendait devant moi comme un serpent scintillant sans fin, les feux de stop s'allumant toutes les secondes à un rythme à la fois exaspérant et hypnotique. Je resserrai ma prise sur le volant, essayant de ne pas penser au temps qui s'était déjà écoulé depuis que nous étions coincés ici. Le GPS avait rendu les armes depuis longtemps, sa flèche clignotante restait en boucle, comme s'il se moquait de moi en refusant obstinément de recalculer.


Julien était assis, raide comme un mannequin, rédigeant des courriels avec ce froncement de sourcils permanent sur son visage. Il n'avait pas dit un mot depuis le colis que nous avions livré ensemble, et je ne savais pas si je préférais ce silence ou s'il me rendait folle. Probablement les deux.


J’expirai par le nez, m'efforçant de rester calme.


« Sié, sé moun-la pa guen kaz? Mo ja bon épi sé embouteillaj. »


Julien m’accorda une brève attention, la bouche courbée en un sourire condescendant.


« Si tu veux que je te réponde, tu ferais mieux de ne pas parler en charabia. »


Mes doigts se crispèrent sur le volant, mes jointures devinrent blanches. Du charabia ? Est-ce qu'il venait de traiter mon langage de charabia ? La colère explosa dans ma poitrine, et il fallut tout mon sang-froid pour ne pas m'en prendre à lui. Ce n'était pas du charabia. C'était ma langue, mon héritage.


Imbécile ignorant.


« Ça tombe bien, parce que je ne te parlais pas ! Et puis ce n'est pas du charabia. C'est du créole. C'est ma langue. »


Il n’eut pas l’air concerné le moins du monde.


« Ça n’empêche que si tu veux obtenir une réponse, il faudra parler de manière intelligible. »


Je sentais la colère mijoter sous ma peau, mais je la refoulai, sachant qu'il valait mieux ne pas perdre plus de temps avec lui. S'il ne voulait pas faire d'efforts pour comprendre, c'était son problème, pas le mien. Je n'allais pas l'éduquer alors qu'il n'en avait rien à faire.


Je pris une lente inspiration, me forçant à ravaler ma fierté.


« Je me suis demandé si ces gens n’avaient pas de maison. J’en ai marre des embouteillages.

— Les gens attendent toujours la dernière minute pour tout faire.

— Il va nous falloir une éternité pour en venir à bout », marmonnai-je en tambourinant sur le volant.


Je n’avais pas envie de lui parler. Mais je devais me le coltiner toute la journée, et l’ignorer jusqu’au soir rendrait le tout, non seulement agaçant mais aussi épuisant. Aussi, je devais mettre de l’eau dans mon vin, puisque de toute évidence, il ne le ferait jamais.


Il se tourna face à moi, l'expression aussi fade que d'habitude.


« Tu aurais dû prendre la rocade.

— La rocade était également bloquée. Le GPS m'a suggéré cette route. »


Il n’essaya même pas de cacher sa désapprobation.


« Les algorithmes du GPS ne tiennent pas compte efficacement des embouteillages en temps réel. Les informations routières sont plus fiables.

— Si tu penses pouvoir faire mieux, pourquoi ne pas nous trouver un itinéraire plus rapide ?

— Nous sommes déjà engagés sur cette voie. Changer de cap maintenant nous ferait perdre plus de temps. »


Alors quel intérêt d’ouvrir sa bouche et de soulever des problèmes si ce n’était pas pour apporter des solutions ? Je me mordis la langue pour ne pas dire quelque chose que je regretterais, même si tous les nerfs de mon corps me poussaient à lui cracher le fond de ma pensée.


Pour ne pas perdre la tête, je consultai mes messages sur mon téléphone sans détourner le regard trop longtemps de la route. Nanne m’avait envoyé une photo de la robe qu’elle envisageait de porter pour le réveillon, et le moins que l’on pouvait dire, c’est qu’elle brillerait de mille feux. Longue, dorée et pailletée. J’avais plus l’impression qu’elle se rendait à une remise de prix, qu’à un diner avec sa famille. Son message s’accompagnait de tout plein de GIF festifs.


Comme mon portable restait sur son support, Julien avait un visuel dessus. Il émit un son moqueur. Je le regardai de travers.


« C'est quoi ton problème avec Noël, à la fin ? lâchai-je avant de pouvoir m'en empêcher.

— Je n'ai pas de problème avec Noël.

— Vraiment ? Parce que tu as l'air de te rendre à un enterrement.

— C’est surfait. Les gens se comportent comme des décérébrés : ils dépensent de l’argent qu’ils n’ont pas pour des cadeaux dont personne n'a besoin, juste parce que les magasins leur font avaler les soldes de Noël. C'est une arnaque. »


J’arquai les sourcils, prise au dépourvu par la frustration qui se dégageait de son ton.


« Tu penses vraiment que tout le monde est aussi superficiel ?

— Oui, asséna-t-il, sans hésiter. Et le pire ? Ils répètent les traditions tous les ans sans même se demander pourquoi. Les mêmes chansons, les mêmes décorations.

— Peut-être que ça a encore un sens pour certaines personnes. »


Il secoua la tête.


« C'est juste un jour pour faire semblant. Des dîners de famille où tout le monde feint de s'entendre, alors qu'ils se supportent à peine les uns les autres le reste de l’année. »


Je me demandais d'où venait cette amertume, et pourquoi il était si déterminé à voir le pire dans une fête qui n’avait d’autre prétention que d’apporter la joie.


« Certains d'entre nous aiment Noël. C'est un rappel que les bonnes choses sont encore possibles. Une excuse pour être heureux. Tout le monde ne passe pas l'année à être un Grinch.

— Certaines personnes n'ont pas besoin d'excuse pour être décentes. »


Les mots me frappèrent plus fort que je ne m'y attendais, et j’invoquai Saint Nicolas et tous ses lutins pour ne pas lui crier dessus. Il ne valait pas la peine de se battre. Qu’il mijote dans sa propre misère. Je n’en avais cure. Avec lui, même une simple conversation tournait au vinaigre.


Je délaissai ma messagerie pour augmenter le son de la radio d'un cran, bien décidée à noyer sa présence sous les chants de Noël.


Le camion avança encore de quelques mètres avant de s'arrêter à nouveau, et j'essayai de me concentrer sur le rythme de la musique plutôt que sur l'agacement qui me parcourait l'échine. Mais la chanson suivante était plus lente, plus nostalgique, et avant que je m'en rende compte, Julien baissa le volume. Je lui dédiai un regard de pure indignation.


« Excuse-moi ?

— C'est une distraction.

— Une distraction de quoi ? je pouffai. À part être assis, être désagréable et répondre à tes mails, tu fais quoi ? Tu ne conduis même pas. »


Ses yeux rencontrèrent enfin les miens, froids et inflexibles.


« Tu es dispersée. Ça te rend négligente. Concentre-toi sur la route. »


Je soutins son regard, partagée entre le rire et le cri. Je resserrai mes mains sur le volant et me forçai à respirer. Se battre avec lui n’amènerait à rien.


Je reportai mon attention sur la circulation et je murmurai, principalement pour moi-même :


« Peut-être que si tu avais un peu de joie dans ta vie, tu ne serais pas si chiant. »


Sa voix était basse et calme, comme s'il ne m'avait pas entendue.


« Peut-être que si tu te concentrais moins sur la fête, tu serais plus efficace. »


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1 commentaire

Beryl L

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Il y a 6 jours

Je l’ai attendu longtemps ce chapitre ! 😊
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