Fyctia

L’aube allait pointer le bout de son nez et emporter Kester dans son sillage. C’était pourquoi je m’étais levée plus tôt qu’à l’accoutumée, soucieuse de le voir une dernière fois avant son départ. Je n’étais pas inquiète pour lui, je savais qu’il était largement capable de se sortir de toutes sortes de situations, mais malgré notre vécu compliqué, je tenais à lui dire au revoir, ne serait-ce que pour lui rappeler qu’il comptait pour moi. À ma manière.

— Ne te fais pas bouffer par un ours, lui recommandai-je avec un sourire narquois.

Il s’esclaffa en terminant d’harnacher son cheval.

— Aux vues des derniers évènements, ce serait plutôt à moi de te dire ça.

— Ce n’était pas un ours.

— Et tu ne t’es pas fait bouffer, je sais, je sais. Promets-moi d’être prudente, Nyx.

— Seulement si tu me promets d’en faire autant.

Il soupira et leva les yeux au ciel. Il paraissait tellement plus jeune et moins accablé par le poids des responsabilités lorsqu’il agissait ainsi…

— Ce que tu peux être têtue. Bien ! Je ferai extrêmement attention à ma petite personne. Satisfaite ?

— Pleinement ! Et tu peux partir l’esprit léger, j’ai l’intention de rester sage jusqu’à… Disons le plus longtemps possible.

Il secoua la tête de dépit mais un sourire amusé étirait ses lèvres.

— Merveilleux. C’est exactement ce que tout mentor rêve d’entendre de la bouche de son élève.

— Préférée, le corrigeai-je. Tu as oublié de préciser « élève préférée ».

— Ça reste à prouver.

Je ris en lui mettant une bourrade qui ne l’ébranla pas d’un millimètre et il me décoiffa d’une main agile, comme lorsque j’étais enfant. Et comme à cette époque, je protestai vivement. Malheureusement, ce moment léger et complice touchait à sa fin. Nous nous toisâmes mutuellement quelques secondes, mal à l’aise, avant que je me décide finalement à l’étreindre brièvement. Mon geste inhabituel le surpris mais il me le rendit gauchement avant de s’éclaircir la voix et monter sur son cheval.

— À bientôt, Nyx.

— Ou peut-être avant, Kester.

Nous échangions ces phrases depuis des années maintenant, chaque fois que nous devions nous dire au revoir pour un long moment. Ce fut donc sur un sourire entendu qu’il prit la direction de la sortie du fort tandis que je me précipitais sur les remparts pour l’observer jusqu’à le perdre de vue.

Depuis qu’il m’avait sauvée la nuit du meurtre de mes parents, nos relations avaient toujours été… Ambivalentes. La haine que j’éprouvais au début pour lui était teintée de gratitude, mais ça ne m’avait pas empêchée d’essayer de le tuer quelques jours seulement après qu’il m’ait sortie de là. Après tout, il avait été présent lors du massacre et n’avait pas levé le petit doigt. Je doutais toutefois qu’il y aurait participé si je n’avais pas été là, car il avait un sens aigu de la justice. Il aurait préféré que mes parents aient droit à un procès, mais ce n’était pas lui qui décidait à l’époque. L’issue aurait été la même cela dit. Enfin, ils seraient morts de toute façon, mais pas n’importe comment, ni au terme d’une longue agonie. Surtout ma mère, sur laquelle les gardes s’étaient particulièrement acharnés.

Kester m’avait ordonné de rester cachée encore un long moment après le départ des gardes, et j’avais eu tout le loisir de découvrir les corps mutilés et sans vie de mes parents avant qu’il ne revienne me chercher. Il m’avait emportée aussi loin et vite que possible sans toucher aux corps, avait échangé ma jolie robe de noble contre des frusques de mendiant, mais surtout, il m’avait renommée. C’était Kester qui m’avait appelée « Nyx », en raison de la couleur noire de jais de mes longs cheveux lisses, mais aussi du bleu changeant de mes yeux, qui lui rappelait une nuit étoilée.

Je n’avais pas compris au début pourquoi je devais changer d’identité, d’apparence et de vie, mais il m’avait rapidement expliqué que j’étais en danger et que je ne pouvais plus rentrer chez moi. Qu’il m’emmenait ailleurs, en sécurité. Là où personne ne me chercherait. Je n’avais même pas pu emporter de souvenir. Ce que je ne savais pas encore à ce moment-là, c’était que Kester s’en était chargé pour moi. Il me les avait rendus quelques années plus tard mais je les lui avais laissés afin qu’il les mette en sécurité.

J’avais également dû attendre d’être plus âgée avant qu’il ne m’explique la raison pour laquelle mes parents avaient été tués. Il n’avait pas énormément d’informations, mais ma mère avait été accusée d’être non-humaine. Ce qui, au royaume de Lumes, était inconcevable. Plutôt que de traduire mes parents en justice, je supposais qu’ils avaient été assassinés pour que le roi et la reine ne deviennent pas la risée du pays. Après tout, ils nous avaient eus sous leur nez des années durant.

Si ces allégations étaient fondées, je n’étais pas entièrement humaine non plus, d’où le danger que je courais à l’époque. Aujourd’hui, il n’y avait plus aucun risque qu’on me reconnaisse à la Capitale, même si j’y avais passé les huit premières années de ma vie. J’appréhendais autant que j’avais hâte d’y retourner. Dix ans s’étaient écoulés, j’avais changé et je ne doutais pas que la ville également. Tout comme mes « amis » d’autrefois. Au final, la fille du Conseiller du roi était bel et bien morte cette nuit-là. Mais Nyx était née. Un fléau pour tous ces gardes dont j’avais mémorisé les visages et que je traquerais quoiqu’il m’en coûte.

— Nyx ?

Je me tournai vers la petite voix de la fillette aux longues boucles dorées qui se tenait à mes côtés. J’étais rarement surprise par l’arrivée d’un Sanctifié, puisque je sentais leurs pouvoirs, mais j’étais tellement habituée à être entourée par cette magie à l’Académie que je n’y prêtais plus attention.

Metsy avait seulement sept ans et comptait parmi les plus jeunes recrues, aussi n’avais-je pu m’empêcher de me reconnaître un peu en elle. Arrivée quelques mois auparavant, elle avait déjà bien évolué. D’enfant peureuse et timide, elle était devenue une petite fille bien plus ouverte aux autres, aussi attachante qu’il était possible de l’être. Je ne connaissais néanmoins pas son histoire et ne désirais rien savoir.

— Oui ?

— Tu veux bien m’aider avec l’enchainement que tu m’as montré la dernière fois s’il te plait ? J’y arrive pas…

Elle aurait encore dû être au lit à cette heure, mais elle voulait désespérément faire ses preuves. Montrer aux trente autres étudiants, majoritaires masculins et de tous âges, qu’elle méritait sa place ici. J’avais agi de la même manière.

Je lui souris et hochai la tête.

— Je te montre, mais après, on va prendre le petit-déjeuner. Si tu t’endors encore pendant les cours théoriques par manque d’énergie ou, pire, pendant un cours d’Histoire… Tu vas avoir des problèmes.

Elle acquiesça vigoureusement, ravie.

— Promis !

Je ris doucement et l’entrainai sur l’aire prévue à cet effet, heureuse d’accueillir cette nouvelle distraction.