Fyctia
20. Souvenirs 1/4
Lundi 03 décembre — CASSIE
A la fin de notre déjeuner, Ash a partagé notre couronne de Noël chocolatée en deux et nous l’avons dégustée dans un regard complice. Toujours sous l’œil attentif d’Éric. Le pauvre, je ne lui ai pas offert le récit qu’il attendait. Au contraire, j’ai préféré garder les souvenirs de la nuit de samedi pour moi, et moi, seule. Pas certaine que Crève-cœur se rappelle des cauchemars qui l’ont hanté ni même des mots qui lui ont échappé. Plus j’y pense, plus j’y réfléchis, plus je me demande ce qui m’a pris de l’attirer chez moi, de l’attraper par le poignet et de le sortir de cette boîte de nuit.
Alors c’est confuse que je parcours le chemin qui me ramène à la coloc. Et c’est silencieuse que je passe la porte, déroule mon écharpe, me sépare de ma veste, me débarrasse de mon sac et jette mes chaussures sur celles de mes mousquetaires. Ils posent d’ailleurs leurs yeux sur moi, m’analysent tous les deux avant de se lever l’un après l’autre. Ils se dirigent sans un mot vers la porte à gauche de notre cheminée, et d’un hochement de tête, m’indiquent qu’ils comprennent.
J’avance. Un pas après l’autre. Le regard dans le vide, concentrée sur mes pensées, sur ces souvenirs qui me percutent, s’entremêlent au présent. Et alors que je m’apprête à me planquer dans cette pièce qui m’est réservée, j’arrête mes mouvements. Me dresse sur la pointe des pieds, accorde une bise sur la joue de Cole puis d’Eliott. Je le vois, ils sont soucieux, nerveux et retiennent presque leur respiration, sauf que je n’ai pas les mots. Ne souhaite pas parler, pas maintenant.
— Je t’apporterais une assiette dans deux heures.
— On te la posera devant la porte.
Pour toute réponse, ma tête s’incline d’avant en arrière. Et je me décroche de leurs mains que j’avais prise dans les miennes. Leurs doigts se détendent avec difficulté, mais ils savent que j’ai besoin de me défouler, de m’isoler, de m’enfermer entre ces quatre murs. Ce monde qui est le mien. D’une main sûre, je retire la coque de mon téléphone pour en découvrir la clé qui s’y cache. Je la sors, et la tourne dans la serrure de cette seule porte que personne d’autre que moi n’a le droit de passer.
Cole et Eliott savent ce qui s’y trouve, ce que je dissimule. Ils m’ont même déjà accompagnée lors de mes escapades en pleine nuit. Faisant le guet pour moi. Me passant les bombes de peinture, m’aidant parfois à maintenir le pochoir en place. Mais jamais, ils n’ont dépassé cette limite. Cet univers, c’est le mien. Et peut-être qu’un jour, je leur ouvrirai le passage seulement, je ne suis pas encore prête. L’envers du décor est une part de moi, de mon identité, de celle que je suis au fond de mon cœur.
Et pour l’instant, j’ai ce besoin viscéral de m’y perdre.
— Merci, leur dis-je toutefois en fermant la porte de mon atelier.
En me retournant, je plaque mon dos contre la paroi de bois qui me sépare du reste de notre appartement et je ferme les yeux. Juste une minute. Le temps de prendre un nouveau souffle. Puis, j’ouvre les paupières éloignant les ombres pour faire entrer ma lumière. Mon univers mélange de couleurs, de nuances et de projets plus fous les uns que les autres. Sur ma droite, je découvre le sapin « demi-portion », comme l’appelle Eliott, que j’ai installé il y a de ça deux semaines. J’allume d’ailleurs la guirlande électrique et en me redressant, j’examine d’un regard neuf les murs de cette pièce.
Celui qui me percute en premier est face à moi. Il se dresse comme une toile vide ou presque. Lui qui est blanc, me sert de toile, de base pour mes installations. Et à ce jour, il est nu dans l’attente de ce futur projet qui me hante depuis plusieurs jours. A son pied est enroulée une bâche tâchée de peinture. Sur le mur de gauche dans le coin qui le relie à cette toile faite de briques, se tient fièrement un lavabo dans lequel trainent quelques-uns de mes pinceaux.
Sur ce mur-ci, j’y ai accroché des tonnes de photos. Des traces de mes œuvres, ici et là, de jour comme de nuit. Des commentaires que j’ai reçus sur les réseaux sociaux, des brochures de journaux que j’ai découpées, et même la photo d’un mariage pour lequel j’avais eu le plaisir de graffer les mariés en tenues. Les deux seuls qui avaient d’ailleurs pu voir mon visage, tant j’avais été touchée par leurs démarches pour me trouver. Pour avoir ce morceau de moi chez eux, gravé à jamais.
— Katherine et Franck étaient adorables. Tellement magnifiques, lui dans son smoking trois pièces et elle dans sa robe à la coupe princesse paraît de dentelle. Tout était dans la finesse et le détail. Voilà, que je me parle à moi-même…
Un fin sourire vient de glisser sur mes lèvres avant que mon regard se pose à l’opposé de ce mur. Là, c’est une fresque de vitres que j’observe. Un puit de lumière sur mon monde. Des fenêtres dont je ferme que rarement les volets. Profitant des heures les plus sombres, quand les lumières de la ville sont éteintes, pour enfin apercevoir les étoiles scintiller dans le ciel. Bien sûr, elles ne font pas toute la longueur de la pièce, me laissant ainsi assez de place pour mes étagères de bric-à-brac. De bombes de peintures, de pots de ce liquide phosphorescent que j’adore et surtout mais de pochettes de papier cartonné.
Indispensables à la réalisation de mes patrons, pochoirs et autres petits motifs que j’utilise pour le montage de mes créations. Un sacré bordel organisé, comme s’amuse à me taquiner Cole quand il sait que j’attaque un nouveau projet, une nouvelle idée folle qui ne veut pas me quitter jusqu’à ce qu’elle soit enfin sur un bâtiment, dans une rue, sous un pont à la vue de tous. Mes parents, mes amies, ils ignorent ce passe-temps. Audrey, Sandy, elles pensent que j’ai tout abandonné sous prétexte que la Vipère a brisé mon avenir. Mais ce n’est pas parce que les écoles m’ont jeté sous son influence que j’ai pour autant laissé tomber ma passion. Ça, jamais.
Alors qu’Ash…
— Il n’avait pas eu le choix.
Pourtant…
Stop ! Je prends une respiration, me décide à avancer vers mon bureau qui trône au centre de mon univers. Un ensemble de deux tréteaux et d’une grande planche en bois. Créant ainsi le bureau de l’artiste typique. Des crayons sont éparpillés aux quatre coins du meuble, un carnet d’esquisses est lui jeté au-dessus d’une pile de feuilles blanches. Mes marqueurs sont les seuls à être rangés et triés par couleurs dans des tiroirs en plastiques. Et accolée à ce montage rustique que j’appelle « plan de travail » se trouve ma plus grande fierté.
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