Fyctia

Jared

Les yeux braqués sur l’horizon, j’observe le soleil disparaître et je me surprends à souhaiter pouvoir faire comme lui. À quoi bon vouloir rester alors que cette vie m’est complètement inconnue ? C’est encore plus vrai s’il s’avère que je suis ce type violent. Est-ce que je suis un monstre ?

Tout s’entrechoque dans ma tête. Est-ce que cette rage que j’ai laissée s’exprimer fait partie de ma personnalité à l’origine ? Ou bien, de ce flou total dont je ne connais rien ? Une chose est sûre, si c’était à refaire, je n’hésiterai pas. Parce que jamais je n’accepterai que l’on parle ainsi d’une personne qui compte pour moi. Du coup, je préfère me dire que cette réaction est un fragment de moi. De mon vrai moi. Et je m’accroche à ça. À cet espoir, aussi mince soit-il. Même si je me suis fait peur à moi-même, l’idée de ne pas m’être totalement évaporé me rassure. Alors, j’en oublie aussitôt l’envie de disparaître comme le fait cet astre incandescent.

Pendant que je m’en prenais à Corey, la décharge qui me traversait était quasi inexistante. À aucun moment, elle ne m’a atteint comme elle avait pu le faire jusque-là. Depuis, j’ai besoin de tester. De voir à quel point j'ai l’ascendant sur elle. Si elle n'est plus là, ou du moins si je suis capable de l’ignorer, ça changera la donne. Je pourrai parler. Me confier. Exprimer tout ce qui me submerge. À Marley, principalement. À moins que cette fois, elle prenne vraiment peur après ce que j’ai fait.

Si c’est le cas, qu’elle ne souhaite plus que je l’approche, alors je resterai prisonnier de tout ce que je ressens. Parce que je ne me vois pas balancer tout ça à quelqu’un d’autre. N’importe qui me prendrait pour un malade. Elle, elle ne m’a jamais jugé. Même si je suis incapable d’en placer une à ce sujet, elle me comprend. Elle ne m’a jamais regardé avec pitié. Le doute n’a à aucun moment traversé ses iris. Elle m’observe. M’analyse pour mieux deviner ce que je crève d’envie de lui dire. Elle me rassure à sa façon, même si elle tout aussi paumée que moi. Son humanité me bouleverse et j’aimerais lui dire à quel point. Pour y parvenir, je n’ai qu’une option : réussir à tenir à l’écart la douleur qui tente de me terrasser à chaque fois.

J’en suis capable. Je le sais. Je le sens.

Les étoiles s’illuminent, la Lune remplace le soleil et j'ignore si Marley m’en voudrait d’être venu ici sans elle. Dans son refuge. Sur cette colline qui lui est si chère. Celle qu’elle souhaite dorénavant partager avec moi. Cet endroit devenu au fil des jours l’un de mes repères. Jusqu’à ce soir, on y venait tous les deux. Parfois en silence, parfois comme des gamins, en riant. J’aime ça. Ces moments d’insouciance. Ils me font oublier ce qui me tourmente.

Perdu dans mes pensées, j’entends des bruits de pas et je n’ai pas besoin de me tourner pour savoir que c’est elle. Je l’ai reconnu à son cœur qui bat et que je capte sans plus aucun effort. À son rythme si particulier. Je me tends légèrement de peur de ce qui va suivre. Et si elle me demandait de partir ? Si elle ne voulait plus jamais me voir ?

Essoufflée, elle s’assoit à côté de moi, observe l’horizon et je n’ose pas la regarder. Comme un idiot, je ne bouge pas.

— Je t’ai cherché.

Elle murmure presque. Comme si elle avait peur que je m’évapore. Est-ce qu’elle partage les mêmes craintes que moi ? Si elle m’a cherché, c’est qu’elle ne compte pas me fuir, si ?

— Désolé.

Du coin de l’œil, je perçois qu’elle fronce les sourcils, pourtant, ce qui me saute au visage, c’est son expression. Elle est inquiète.

— Pourquoi tu t’excuses au juste ?

Je baisse les yeux sur mes doigts qui jouent nerveusement avec mes lacets et hausse les épaules. Un peu pour tout, je crois.

— De t’avoir inquiété, fait courir partout. Pour ce qui s’est passé avec Corey.

Elle secoue la tête sans que je puisse me résoudre à tourner la mienne vers elle et pose sa main sur mon bras. Aussitôt, la douleur est là, mais je l'envoie en arrière-plan.

— C’est normal de s’inquiéter pour son ami, non ? Et je t’ai cherché parce que je savais que t’avais besoin de tout sauf de rester seul. Quant à Corey, c’est un con.

Sans contrôler quoi que ce soit, mes pupilles trouvent les siennes et je me perds dans ses prunelles qui me fixent avec douceur. Un instant, je reste plongé dans cet océan de bienveillance, puis ses yeux rompent le contact, lorsqu’elle examine ma lèvre fendue. Elle grimace, amorce un geste vers mon visage, mais se ravise.

— Est-ce que t'as mal ?

J’en sais rien. À vrai dire, je crois que le mot douleur, je ne le connais pas vraiment. À part celle qui me foudroie pour me rappeler à l’ordre, je ne me suis jamais posé la question de savoir si j’avais mal.

— Je… je crois pas non.

Perplexe, elle m’analyse pendant que je lutte pour maintenir au loin l’électricité qui tente de reprendre le dessus.

— Comment ça ?

— Je pense que, je ne connais pas bien cette définition.

C’est court, pas très clair, mais pour la première fois, j’exprime quelque chose, même si cela m’est interdit. J’ai envie que ça continue. Je veux encore goûter cette sensation de ne plus du tout être seule. Parce que même si Marley me soutient depuis le début, ne pas pouvoir m’ouvrir totalement maintient cette solitude que je ressens au plus profond de moi malgré tout.

— Je vois, souffle-t-elle. Ça fait partie de ces choses qui restent sans explications.

J’acquiesce sans pouvoir m’empêcher de me trouver bête, mais elle esquisse un sourire qui me rassure.

— J’ai l’impression que tu bloques un peu moins, que ça sort plus facilement.

Je hoche la tête pour confirmer pendant qu’elle réfléchit comme elle le fait souvent.

— Tu crois qu’il y a moyen pour que tu y arrives mieux ?

Oui ! Si je parviens à garder au loin ce mal qui cherche à me contrôler, je peux !

Impossible de lui dire ça, mais elle comprend aussitôt en lisant la détermination dans mon regard.

— Dans ce cas, on va y arriver, assure-t-elle.

On ? Pourquoi ce simple mot me redonne un élan d’espoir infini ?

J’esquisse un sourire en coin qui l’apaise et nous restons ainsi côte à côte, silencieux. Puis, lorsque je devine qu’elle frissonne, je retire ma veste pour la poser sur ses épaules. Un faible merci passe la barrière de ses lèvres et me fait ressentir la même chose que sur le terrain de basket. Sauf que cette fois, aucune souffrance ne me détourne de ce sentiment.

Après un moment, une question surgit dans mon esprit et je pèse le pour et le contre. J’ai besoin de savoir. Parce que si elle répond que oui, ça changera tout.

— Est-ce que t'as peur de moi ?

Elle se fige, me fixe, les yeux brillants, et esquisse une moue qui me fait fondre.

— Jamais de la vie. La seule chose qui me fout la trouille, c’est ce qu’on pourrait te faire.

Il ne m’en faut pas plus pour me donner envie de dépasser toutes les interdictions inscrites en moi. Cette fille a, à mes yeux, quelque chose de magique. Je ne veux pas gâcher ça. Je vais me servir de cette force qu’elle me transmet pour me battre.