Fyctia

Marley

Résignée, je pose mon livre et soupire. Impossible de me plonger dans un seul de mes romans depuis ce qui s’est passé avec Jared il y a deux jours. Résultat, je cogite. Et pas qu’un peu. J’en arrive même à me demander si je n’ai pas rêvé. Cette clé, personne n’aurait pu la tordre comme il l’a fait, c’est une certitude. Du coup, tout un tas de questions fuse dans ma tête. Je me demande qui il est, ce qu’il est, si tout ça est lié à sa perte de mémoire et ce qu’il est capable de faire d’autre.

Lorsque toutes ces interrogations ont commencé à envahir mon esprit, ce que j’ai perçu traverser ses iris m’a serré le cœur. J’ai deviné dans son regard qu’il redoutait que je prenne peur. Ce n’est pas le cas, mais pour l’instant, je ne lui ai pas dit. J’ai besoin d’un moment, même si je sais qu’il ne me fera aucun mal. Je le ressens au plus profond de mes tripes sans pouvoir me l’expliquer. À vrai dire, je suis plus intriguée qu’autre chose. Si j’ai la trouille, c’est pour lui, pas pour moi. De toute façon, ça ne changera rien à ce qui m’attend. L’issue restera la même. Donc, danger ou non, je compte bien l’aider. S’il veut découvrir la vérité et se souvenir, je serai à ses côtés. Ce qui me fait flipper, c’est que s’il est vraiment différent de nous, alors on sait comment ça se termine dans les films ou les bouquins. Je n’ai pas envie que ça arrive. À mes yeux, il est lui, tout simplement, et ça ne changera pas.

Mon cerveau lancé à pleine vitesse, je me redresse et range mon livre dans la bibliothèque. Perdue dans mes songes, j’observe les étagères et fronce les sourcils en examinant celle du haut. Trois tomes ont changé de place. Je repense à Jared planté devant et lève les yeux au ciel. Il n’arrêtera donc jamais. Malgré tout, j’esquisse un sourire sans pouvoir m’en empêcher. Cette habitude visée à me taquiner a fini par m’attendrir. Je trouve ça rassurant. Si je venais à le lui confier, il me prendrait pour une folle. Enfin, si ce n’est pas déjà le cas.

J’attrape la chaise de mon bureau, parce que même sur la pointe des pieds, impossible de les atteindre et grimpe dessus pour les remettre où ils étaient. Je suis sûre qu’il a fait exprès de choisir ceux hors de ma portée. À tous les coups, dès qu’il reviendra, il va vérifier si je les ai rangés.

— Marley !

Un de ces quatre, les voisins vont croire qu’on est vraiment une famille de cinglés à nous entendre crier comme ça.

— J’arrive !

En passant devant la fenêtre, je jette un coup d’œil soucieux vers la porte de chez Jared, puis sors de ma chambre.

En bas, ma mère m’attend, tout sourire, et secoue quelques flacons de vernis à ongles pour me faire comprendre que c’est l’heure de notre petit rituel entre filles. Mes lèvres s’étirent et je la rejoins, m’asseyant sur l’un des tabourets autour de l’îlot.

— Quelle couleur ?

Je passe en revue les teintes qu’elle a choisies et remarque rapidement qu’elle en a acheté de nouvelles. Mon regard est attiré par l’une d’elles.

— Le blanc nacré.

— J’en étais sûre.

Doucement, elle saisit ma main, commence à limer mes ongles et je l’observe faire, pensive. Ces moments qui se sont créés entre elle et moi ne datent pas de maintenant. Pourtant, aujourd’hui, ils ont une importance et un goût unique. Je savoure chacun d’eux, car je n’ai pas envie que ça s’arrête. J’aimerais pouvoir encore en partager un millier avec elle. Seulement, je dois me faire à l’idée. En un claquement de doigts, tout prendra fin.

Déconnectée de la réalité, mon regard glisse sur la façade des voisins à travers les carreaux de la cuisine. La joue calée sur la paume de ma main libre, je fixe le hublot de leur porte d’entrée. Je n’ai pas encore vu Jared aujourd’hui et même si c’est un peu revenir sur ma promesse que d’avouer qu’il me manque, je dois me rendre à l’évidence : c’est le cas.

— Il vient à la maison de plus en plus.

La voix de ma mère me reconnecte au présent et mes pupilles retrouvent les siennes. Elle n’abandonne pas l’idée qu’entre lui et moi, il y aura plus. C’est vrai qu’une certaine complicité, c’est installé en nous et que je comprends qu’elle puisse le croire. Pourtant, ça n’arrivera pas.

— Les cours qu’il me donne m’aident pas mal.

— Vous êtes devenu proche, soulève-t-elle.

J’acquiesce tandis qu’une moue coupable déforme mes lèvres.

— Tu as le droit, Marley. Personne ne t’en voudra.

— Si, moi. Moi, je m’en voudrais.

Elle me fixe, le regard triste, ma gorge se noue et elle commence à vernir mes ongles. Elle me connait comme personne et sait qu’il vaut mieux changer de sujet.

— Tu sembles te faire du souci pour lui.

Je grimace et opine. Qui ne s’en ferait pas à ma place ?

— Il doit voir le psy aujourd’hui.

Ses billes de la même couleur que les miennes se lèvent sur moi et je me demande un instant si je devrais lui confier ce qu’il vit et ce dont j’ai été témoin. Seulement, je ne peux pas. J’en ai fait la promesse à Jared. Tant qu’on n’en sait pas plus, ça doit rester entre nous.

— Il ne se souvient toujours pas ? me questionne-t-elle.

Lorsque j’ai fait la connaissance de Jared et que j’ai su qu’il ne se rappelait de rien suite à un traumatisme, je lui en ai parlé. Depuis, elle me demande de temps à autre des nouvelles. Tout comme moi, elle espère qu’un jour ses souvenirs lui reviennent, même si d’un côté, c’est se remémorer un moment douloureux. Quand tout le submergera, j’ai peur qu’il se sente mal. Que ce soit violent au point qu’il ne s’en remette pas. Parce que je me dis que si le cerveau efface une partie de la vie d’une personne dans un mécanisme de préservation, alors, ce n’est pas pour rien.

— Non, plus il essaye, plus il bloque.

— Le psychologue pourra peut-être l’aider.

— Il n’était pas enchanté de ce rendez-vous.

Elle lève un sourcil et je devine aussitôt que j’aurais dû m’abstenir de balancer ça.

— Tu n’étais pas non plus contente quand il s’agissait de rencontrer le tien.

— Je sais, mais c’est différent. Moi, j'avais conscience de pourquoi j’y allais. Lui, il le voit sans vraiment en connaître les raisons.

— Je vois ce que tu veux dire, mais si au final ça peut l’aider, tu ne penses pas que ce soit une bonne chose ?

— Si tout lui revient d’un coup et que c’est violent au point qu’il souhaite juste après de ne s’en être jamais souvenu, je suis pas certaine que ce soit bon.

Au même moment, du coin de l’œil, je distingue une grosse voiture noire s’arrêter devant leur garage et un homme aux cheveux blanc en descend. Lorsqu’il toque et qu’on lui ouvre, ma respiration se met sur pause, puis je prie intérieurement pour que tout se passe bien.

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