Fyctia

Jared

Il est quinze heures pétantes lorsque j’enfonce le bouton de la sonnette des voisins. Troisième cours de mathématiques et le défi se révèle être plus compliqué que prévu. Le truc, c’est que j’ai l’impression qu’il y a une raison à ça. C’est comme si elle n’en avait pas envie. Comme si, elle se demandait à quoi ça pourrait servir. J’aimerais creuser et en même temps, cette part de moi que je déteste de plus en plus m’empêche de trop me rapprocher. Seulement, sans être proche d’elle, je ne vois pas comment je pourrais en découvrir plus. Surtout que Marley n’est pas du genre à s’ouvrir facilement. Je commence à la cerner. Un peu.

Le souvenir de son corps qui s’est trouvé presque contre le mien, ici, sur ce perron, provoque une chaleur qui envahit la partie de mon être qui réagit normalement. Je soupire lorsque l’autre part de moi me rappelle à l’ordre, puis la porte s’ouvre au moment où je m’apprête à sonner de nouveau.

Madame Hill apparaît dans l’encadrement et me sourit.

— Bonjour, Jared, pile à l’heure, remarque-t-elle.

J’acquiesce. Détail étonnant, j’ai la sensation que de base, ce n’est pas dans mes habitudes d’être ponctuel. Il y a certaines choses comme celle-ci, qui m’interpellent parfois.

— Bonjour, madame Hill.

Une tête brune cachée juste derrière elle se montre et me tire de mes pensées. Le petit frère. Il a l’air timide. L’opposé de Marley.

— Je t’en prie, appelle-moi June.

Je souris pendant qu’elle ébouriffe les cheveux de son fils.

— Tu veux bien accompagner Jared ? Ta sœur est dans le jardin.

Le gamin hésite un instant et me lance un regard méfiant. Pourtant, il finit par me faire signe de le suivre et sans un mot, je lui emboîte le pas.

Alors que nous traversons le salon, il lève le nez sur moi.

— Tu l’aimes bien ma sœur ?

Je fronce les sourcils et analyse sa question. Plusieurs raisons me donnent envie de répondre que oui. Sa bonne humeur, son sourire, le mordant dont elle sait faire preuve, sa folie. Elle est jolie, mystérieuse, intelligente, sauf pour les maths. Ça fait pas mal d’arguments. Pourtant, je tique. Qu’est-ce que c’est finalement de bien aimer quelqu’un ? Sur cette définition du mot, comme pour d’autres, je bloque.

— Elle est drôle, lâché-je.

Une façon de répondre sans vraiment le faire. Je ne peux pas faire mieux.

Il esquisse une moue triste et hausse les épaules.

— Ça dépend. Des fois, elle pleure le soir quand tout le monde dort.

Je l’observe tandis qu’il ouvre la baie vitrée.

— Tu penses que c’est parce qu’elle et moi on se dispute un peu parfois ?

Il secoue vivement la tête.

— Non, elle le faisait avant de te connaître.

Il désigne un endroit du doigt dans le jardin et je cogite déjà sur ce qui peut la rendre triste au point qu’elle pleure seule.

— Elle est là-bas.

Il disparaît en un éclair, me laissant avec cette bombe qu’il m'a balancée et j’avance pour la rejoindre.

Allongée sur l’herbe, son manuel de mathématiques sur la poitrine, elle fixe le ciel. Mes yeux s’attardent sur ses jambes dénudées que laisse entrevoir son short, puis sans me poser de questions, je m’étends à côté d’elle.

Elle sait que je suis arrivé, pourtant, elle ne me salue pas et ne tourne pas la tête vers moi. Elle se trouve en pleine réflexion.

— Qu’est-ce qu’on regarde ? tenté-je.

Du coin de l’œil, je l’examine et ses lèvres se froissent.

— Les nuages.

— Et qu’est-ce que tu vois ?

— Une barbe à papa et des churros en train de se battre pour les derniers smarties.

Je lève un sourcil et reporte mon attention sur le ciel en plissant les paupières. Où est-ce qu’elle est allée chercher ce truc complètement délirant ? Je fouine pendant plusieurs secondes sans rien repérer qui ressemble de près ou de loin à ce qu’elle m’a décrit.

— T’es sûre que…

— Shhht.

Traduction : ferme-là abruti, sinon je t’assomme avec mon bouquin.

Elle affiche cette mine concentrée que j’aime. La même que lorsqu’elle tente de comprendre ce que je lui explique pendant nos cours. D’un coup, je percute.

— Tu te fous de moi, pas vrai ?

Elle explose de rire à s’en tenir le ventre et consent enfin à tourner son visage vers moi.

— N’empêche que t’as cherché, se moque-t-elle.

Je grogne, ce qui la fait repartir de plus belle, puis ses iris se perdent de nouveau au-dessus de nous.

— L’immensité. C’est ça que je regarde.

— Et ?

Si j’ai bien appris quelque chose en passant du temps avec elle, c’est que de lui poser des questions trop précises, ça l’énerve. Du coup, je reste vaste.

— Je me demande ce que ça fait.

Et elle, très évasive dans ses réponses.

Je soupire et elle sourit avant de me fixer. Mes pupilles tombent sur ses lèvres, puis sur les quelques taches de rousseur très discrètes qui soulignent ses pommettes.

— T’y crois, toi, au fait que les personnes qui meurent finissent là-haut ?

Mon souffle se coupe. Je ne m’attendais pas à ça. Est-ce que c’est une vraie question ? Ou bien encore un piège qu’elle me tend ?

Ce mot, « mourir », n’a aucun mystère pour moi. Il fait partie de la liste de ceux que j’ai le droit de connaître. Est-ce que j’ai un avis personnel là-dessus ? Est-ce qu’au moins je peux en avoir un ? Je n’en ai aucune idée. Personne depuis mon réveil dans cette chambre du centre pour ado ne me l’a demandé.

Alors, je creuse. Je fouille pour m’assurer de pouvoir vraiment lui donner mon point de vue. Qu’est-ce que j’en pense d’ailleurs ?

— T’es pas obligé de répondre si t’en as pas envie.

Je secoue la tête pendant que ses billes sont toujours plantées dans les miennes. C’est déstabilisant. Et fascinant. Ouais, cette nana est captivante.

— Non, en fait je réfléchissais. Je me suis jamais posé la question. Enfin, je crois.

Elle fronce les sourcils et je grimace. À certains moments, je dois paraître bizarre. C’est comme si, parfois, je sortais de ma grotte. Que je ne connaissais pas certaines choses ou que je n’avais pas d’opinion sur tel ou tel sujet.

— Et ?

J’inspire profondément, me demandant à quel point mon avis compte pour elle et ce qu’elle peut bien attendre comme réponse. Si c’est important et si elle espère un ressenti en particulier. Et si je tapais à côté ? Si ce que je lui confiais ne lui plaisait pas, ou lui faisait du mal ? Peut-être qu’elle a perdu quelqu’un et qu’elle a besoin d’être rassurée… Merde, me voilà encore plus paumé.

— Je suis persuadé que si on y croit, alors les personnes chères à nos yeux sont là, même si on ne les voit pas. Peu importe où. Que ce soit au ciel ou ailleurs, le monde est l’immensité. Il y a bien trop de mystère pour que je ne puisse pas y croire. Ces êtres sont présents et veillent sur nous.

Est-ce que c’est ce que je pense vraiment ? Bordel, oui.

Cette fille a le don d’éveiller des émotions enfouies en moi. C’est comme si elle avait le pouvoir de me faire exister pour de vrai.

Pourtant, ce que je ressens là tout de suite me retourne le bide. Pourquoi parler de ça me donne l’impression d’avoir moi-même perdu quelqu’un ? Ça n’a aucun sens. Si c’était le cas, je m'en souviendrais.