Fyctia
Chapitre 27 - Tillie
- Plutôt bon pour le genre ? répète Griffin d’une voix chargée de colère.
Je ne comprends pas pourquoi il réagit si mal. Je viens pourtant de lui faire un compliment. Et je le pense en plus ; ses textes sont beaux, bien écrits, et abordent des sujets forts. Je ne m’attendais pas du tout à ça lorsque j’ai commencé à les lire, mais on est finalement bien loin de ce que les couvertures frivoles laissaient à penser.
- Très bien, reprend-il, l’air de plus en plus contrarié, citez-moi un livre que vous adorez.
Je lève les yeux au ciel. Demander à un lecteur de ne choisir qu’un seul livre, c’est comme demander à une mère de choisir entre ses enfants, c’est physiologiquement impossible. Néanmoins, je m’efforce de réfléchir, faisant défiler dans ma tête les rayons de ma bibliothèque à la recherche d’un titre que j’ai vraiment aimé, au point de pouvoir le relire plusieurs fois, et continuer à y prendre du plaisir. Finalement, j’opte pour un classique :
- Orgueil et préjugés !
- Vraiment ? ricane Griffin. Vu votre avis sur la question, je ne m’attendais pas à ce que vous choisissiez une romance.
Qu’est-ce qu’il raconte ? Ça n’a rien d’une romance, c’est un roman complexe qui explore les relations humaines. Griffin, qui semble lire en moi comme dans un livre, ne me laisse pas l’occasion de riposter et commence à compter sur ses doigts :
- Une héroïne avec un profond désir d’indépendance, un héros tourmenté, une tension grandissante entre les personnages, des obstacles à surmonter et bien sûr un happy end. Effectivement, je ne vois aucun point commun avec la romance…
Son ton ironique me ferait sourire si ses yeux n’exprimaient pas tant de contrariété. Il semble réellement prendre ça au sérieux, ce qui me déroute. Lorsque j’ai compris que l’université l’avait embauché, je reconnais ne pas avoir sauté au plafond. Je ne voyais pas ce qu’un auteur de romance aurait à m’apporter, mais depuis, j’ai revu ma position sur le sujet. Ou plutôt, j’ai revu ma position à son sujet. Il ne serait pas le premier auteur talentueux à s’être tourné vers la littérature facile pour se faire une place dans le milieu très concurrentiel de l’édition, avant de commencer à écrire des ouvrages plus littéraires.
- Admettons qu’il y ait des similitudes, ça n’en fait pas pour autant une romance. En tout cas pas au sens moderne du terme.
- Non, aujourd’hui Orgueil et préjugés est un classique. Mais demandez-vous une seconde ce qui fait qu’un livre devient un classique. Parce que, sans être un expert en « vraie » littérature, je ne crois pas me souvenir que lorsque l’histoire d’amour que vous admirez tant est sortie, elle était considérée comme tel.
Les paroles de Griffin résonnent en moi bien après que j’ai quitté son bureau. En vérité, j’y repense tout au long de la journée, et plus encore lorsqu’en cours de Littérature et Société, Ann Vreeland nous invite à comparer les enjeux narratifs des romans modernes à ceux des récits de l’antiquité. À l’entendre, la littérature se serait entièrement construite autour d’une poignée d’intrigue, revisitées de siècle en siècle par les auteurs en fonction des enjeux de leurs propres sociétés, ce qui ne manque pas de faire échos à ma conversation avec Griffin.
- Donc selon lui, Darcy serait un bad boy ?
Après le cours de littérature, Cléo et moi nous rendons à la cafétéria pour déjeuner et comparer nos notes. Je profite du trajet pour lui raconter ma confrontation matinale avec Griffin, et elle se montre très intéressée par le sujet.
- Il n'a pas vraiment parlé de bad boy, je dis, plutôt de héros tourmenté.
- Un peu comme Eliott dans Snow on the beach, remarque ma meilleure amie.
Maintenant qu'elle le dit, c'est vrai qu'il y a pas mal de similitudes entre le héros de Griffin et celui de Jane Austen. Tous deux arrivent contre leur volonté dans un endroit qui ne les ravit pas, et chacun à leur manière, ils vont trouver le moyen de vexer l'héroïne dès leur première rencontre. Sans compter qu'ils sont tous les deux de nature réservée, et cachent derrière cette apparente hostilité une personnalité enjouée, qui gagne à être connue dans un contexte plus intime.
- Exactement, je confirme. Alors que Heathcliff, lui c’est un vrai bad boy.
- Non, rigole Cléo, Heathcliff appartient à la catégorie des connards merveilleux.
Elle enchaîne ensuite avec une comparaison de Gatsby et Orphée, puis Roméo et Juliette et West Side Story. En cherchant bien, nous trouvons toute une liste de romans modernes présentant des similitudes plus ou moins évidentes avec les grands classiques de la littérature.
- Vreeland a raison, reconnait finalement ma meilleure amie, les époques changent, la langue évolue, mais en définitive, aucun auteur ne peut se targuer d'avoir écrit une œuvre complètement originale. Qu'il en soit conscient ou non, il se sera forcément appuyé sur son bagage culturel, et sur toutes les histoires qu'il aura lues, vues ou entendues.
Cette dernière remarque me fait monter la bile à la gorge et, comme dans un flash, je revois mon ancien professeur de littérature nous présenter son nouveau roman : « Imaginez une rencontre entre Phèdre et Les Liaisons dangereuses, sur fond de politique locale. »
Effectivement, aucune histoire n'est réellement originale.
- À quoi bon écrire dans ce cas ? Je demande, désireuse de fuir les souvenirs de Ravendale.
La réponse de Cléo ne se fait pas attendre, et je devine qu'elle ne m'a pas attendue pour réfléchir à la question :
- Parce qu'en définitive, une même histoire, écrite par deux auteurs différents, n'aboutira jamais au même résultat. Regarde le nombre d'histoires similaires qu'on a trouvé en seulement quelques minutes, et ose me dire qu'elles n'ont pas chacune leur identité propre.
- La qualité n'est pas toujours identique non plus, je lui fais remarquer. C'est ce que j'ai du mal à comprendre chez Griffin. Il a du talent, et des histoires profondes ; il pourrait facilement écrire de la littérature classique, alors pourquoi se cantonner à la romance ?
Cléo tourne lentement la paille dans sa limonade, réfléchissant sans doute à la meilleure façon de me donner sa réponse. Finalement, elle opte pour une attaque frontale :
- Tu lui as posé la question ?
- À qui ?
- À Griffin. Tu lui as demandé pourquoi il a choisi d'écrire des romances ?
Mon silence est plus éloquent que toutes les réponses que j'aurais pu lui donner. Satisfaite, Cléo se penche et pique une frite dans mon assiette, avant de conclure :
- Tu devrais peut-être commencer par ça, avant de décider pour lui de ce qu'il devrait ou non écrire.
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AnnaShaw
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