Arca Lewis WOLF 5.1. Femmes fatales

5.1. Femmes fatales

Un lent compte à rebours invisible s’était lancé depuis le moment où j’avais appuyé sur PUBLIER en bas de mon texte au vitriol contre Calypso Morales. L’explosion intervint mardi soir, plus exactement le mardi 29 octobre à 20h et des poussières.


On venait de finir de manger nos assiettes de blé et carottes tandoori à la sauce au yaourt. Nina avait aussitôt filé vers la salle-de-bain, et moi j’avais allumé la console pour jouer à Star Wars Outlaws. Je m’apprêtais à rejoindre Vail dans le désert de Tatooine, quand soudain Nina réapparut dans le salon. Elle portait encore sa longue jupe bleu marine et son chemisier en soie, alors que je m’attendais à la voir en pyjama. Elle avait juste eu le temps de retirer son mascara et son rouge à lèvre. Elle s’avança vers moi d’un pas raide, je reculai la tête de surprise lorsqu’elle brandit son smartphone sous mon nez.


— C’est toi qui es à l’origine de ce truc ? haleta-t-elle comme si elle venait de courir le marathon.


Au bout de son bras tremblant, je lus le titre de FranceInfo :

  • Un emballement médiatique qui tourne au cyberharcèlement : Calypso Morales démissionne de ses fonctions de présidente de l’association SFF.

« L’interview de la présidente du groupe féministe SFF, dédié aux luttes contre les inégalités de genre dans les secteurs scientifiques et les nouvelles technologies, sur une discrète chaine régionale lundi dernier, était globalement passée sous les radars, jusqu’à ce que le site complotiste IthAQ ne pointe son projecteur vers le profil controversé de la militante. »

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— Ah, ouais. Bien fait pour sa gueule.


Nina m’arracha violemment la manette des mains et la jeta sur le canapé. Je n'ai pas eu le temps de protester.


— Quand est-ce que tu vas arrêter tes conneries ?! Tu peux m’expliquer ce qui t’as pris ?!

— Elle s’est mise dans la merde toute seule. Je n’ai fait qu’exhumer des bourdes de jeunesse, et personne ne l’a obligé à tenir des propos transphobes, me dédouanai-je.

— Mais on s’en fout de sa phrase transphobe ! Elle a raison ! Il n’y a pas de femme dans la Tech et tu le sais très bien ! Dans mon service on n’est que deux nanas ! Deux ! Sur vingt employés ! Chez WOLF, tu peux me dire combien elles sont, hm ?

— Bah…


Je déglutis. Non pas que je n’avais pas remarqué l’absence de mixité à mon étage, mais je n’y accordais guère d'importance. Des femmes, il y en avait chez WOLF. Wolfgang Saint Clair faisait attention à la parité, à l’échelle de l’entreprise on atteignait 50% de femmes… toutes rassemblées dans trois services : RH-compta, marketing et communication. Plus les agentes d’accueil. Je ne savais pas ce que ça donnait dans les autres antennes de WOLF à Barcelone et Turin, mais ça devait être du pareil au même. Dans les équipes de développeurs, elles se comptaient effectivement sur les doigts d’une main pour des centaines de bonhommes.


— Qu’importe qu’on parle des femmes cis ou des femmes trans, les inégalités salariales et la discrimination sur le genre c’est un problème de société important ! me sermonnait Nina. Ce journaliste était clairement hostile, il l’a provoquée. Forcément, un homme blanc, cis, riche, le patriarcat ça lui va bien à lui ! Et toi tu fonces là-dedans, pourquoi ? Parce que tu es un homme blanc, cis, riche !

— Eh ! J’ai fait ça pour toi ! me défendis-je.


Ce fut pire que mieux. Jamais auparavant je n’avais vu Nina dans un tel état de fureur.


— Je ne t’ai rien demandé ! hurlait-elle. Surtout pas ce genre de truc toxique ! Les trolls ne font de bien à personne ! Personne ! Même pas à ton égo !


Je crois – je suis persuadé – que j’ai froncé les sourcils.


— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Tu te moques des gens parce que tu te crois supérieur à eux, mais c’est toi le plus intolérant de tous.

— Je suis misanthrope, pas intolérant.

— Si. Tu es antisémite, homophobe et transphobe.

— Pff ! T’en as d’autres des aberrations comme ça ? ricanai-je malgré moi.

— Tu es homophobe, parce que tu n’assumes pas d’aimer les hommes, raison pour laquelle tu es avec moi. Et tu es transphobe, car tu n’oses pas me présenter à tes proches, de peur qu’ils découvrent mon passé. Tu n’as pas besoin que je t’éclaire sur ton antisémitisme je crois.

— D’accord, Paul. Autre chose ?

— Connard.

— Merci.

— Je me barre ! rugit-elle, puis elle tourna les talons.


Elle m’avait saoulé, mais utiliser son deadname était une bassesse dont je n’étais vraiment pas fier. J’ai voulu lui faire mal, parce que je ne supportais pas qu’elle appuie sur mes propres failles, sur mes trois failles. Elle seule les connaissait. Elle les a utilisées pour me confronter et je me suis défendu, oubliant au passage que je l’aimais, et que lorsqu’on aime, on ne frappe pas, même avec des mots.


Quand j’ai compris qu’elle était en train de faire ses bagages dans notre chambre, j’ai laissé la PS5 en plan et tenté de la retenir. J’étais toujours vexé et je ne la prenais pas au sérieux, alors je manquais d’entrain.


— Nina, je ne voulais pas t’énerver. Ce n’est pas la peine de prendre la mouche comme ça.

— Ça fait des mois… des années maintenant ! Que je te dis d’arrêter ce petit jeu malsain avec Pénélope, mais tu n’en as rien à faire de mon avis ! s'étranglait-elle, en s’acharnant sur ses pulls qu’elle tentait de faire rentrer dans un sac de voyage trop petit.

— Laisse cette valise. Je peux dormir dans le salon. Tu irais où de toute façon ?

— Moi j’ai des amis, contrairement à toi ! À force de te terrer comme un rat dans ton trou ! cracha-t-elle.

— Je suis désolé. Je vais retirer mon article et…

— Et tu vas retirer les mots qui sont sortis de ta bouche aussi ?

— Nina, je suis désolé…

— Ce n’est pas suffisant.


Le zip de la fermeture éclair couina dans des aigus de maltraitance, la valise n’aurait pas survécu à deux minutes de dispute supplémentaire. Nina la balança sur le sol pour la faire rouler. Elle me bouscula avec pour m’obliger à m’écarter du chambranle.


— Puisque tu prétends que tu es misanthrope, profite bien de ta solitude !

— Nina, tu ne vas pas vraiment partir ? couinai-je, collé à ses basques.

— Et pourquoi pas ? J’ai besoin d’air.

— Nina…

— Répète mon prénom autant de fois que tu le veux. Salut et bon débarras !


Elle claqua violemment la porte de l'appartement derrière elle. Je mis un long moment avant de réaliser ce qu’il venait de se passer. Je connaissais Nina depuis cinq ans, on vivait ensemble depuis presque quatre, c’est peu et beaucoup à la fois. Je n’étais plus capable d’imaginer le décor sans elle. Elle n’avait sans doute pas tort lorsqu’elle parlait de transphobie. Dans mon esprit, je n’avais jamais envisagé qu’elle puisse se mettre en couple avec quelqu’un d’autre que moi, parce que, de mon point de vue, tout le monde était transphobe à part moi. De fait, pourquoi partirait-elle ? Nous étions heureux comme des pachas dans notre collocation de luxe. J’étais seul depuis moins de cinq minutes que je comprenais déjà à quel point j’avais été stupide de penser de cette manière.

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19

19 commentaires

alsid_murphy

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Il y a 2 jours

👍

Leo Degal

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Il y a un mois

Jusqu'ici, pas encore eu l'impression qu'il ait jamais mérité Nina. Elle doit lui avoir trouvé quelque chose, pourtant, pour avoir supporté si longtemps ses travers...

Arca Lewis

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Il y a un mois

Je pars du même principe qu'Arthur à la fin de ce chapitre (mais je suis peut-être dans l'erreur), c'est à dire que Nina est une femme trans. Or, on a beau avoir beaucoup de gens bienveillants qui prônent l'inclusivité nianiania, ça reste dans le cadre amical, sociétal et professionnel. Si je demande à mes amis autour de moi, aucun ne va discriminer une personne trans, tout le monde va la traiter avec tout le respect qu'on doit à un être humain. Par contre, si je leur demande s'ils seraient prêts à sortir/coucher avec une personne trans, là bizarrement il y a peu de candidat.e.s. Arthur lui il s'en fout. Officiellement il est hétérosexuel, c'est sa carte de visite à la face du monde, mais en réalité il est bisexuel, limite pansexuel. De fait, pour lui Nina est juste un être humain merveilleux, son identité sexuelle ne lui pose aucun problème. Et ça, ça reste une qualité rare qui compense en partie ses défauts, sachant que ses défauts sont pour beaucoup en réalité des névroses. Il a trauma complexe lié au harcèlement qu'il a subi au collège. Toute sa personnalité repose sur l'évitement des autres êtres humains. Il est attaché à ses collègues, on le verra plus tard, mais à ce stade il a l'impression de n'en n'avoir rien à foutre d'eux parce qu'il se met à distance. Dès qu'il stresse, il mange ou il va écrire sur IthAQ, ce sont des phénomènes psy pour se protéger. Et sa relation avec Nina c'est de la dépendance affective (forcément vu qu'il est tout seul, il s'accroche à la seule personne en qui il a confiance). Donc j'avoue qu'en fait il se définie plus par des pathos mentales et un vague tempérament que par une vraie personnalité pour l'instant.

Leo Degal

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Il y a un mois

Je ne critiquais pas ta construction de personnage, hein 😱 Je comprends ce que tu veux dire, et je suis d'accord, même si c'est assez horrible, parce que ça sous-entend que Nina a tellement peu de choix qu'elle doit se contenter de "qui veut bien" (ce qui est sûrement réaliste dans une certaine mesure, mais ça reste horrible, de mon point de vue). Arthur a sûrement des circonstances atténuantes, un parcours propre, ses traumas personnels, mais il reste qu'à ce stade de l'histoire, j'ai un petit sentiment de "fais quelque chose pour la mériter, cette fille époustouflante, autre que "juste" le fait que tu acceptes qui elle est". Je comprends que c'est un personnage qui s'inscrit autour de pathologies, mais... c'est super lourd, pour un partenaire, de devoir vivre avec la maladie mentale de sa moitié. Elle n'est pas son psy, a priori. Elle est formidable, on le comprend bien. Mais Arthur va devoir faire sa part du chemin...

Arca Lewis

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Il y a un mois

T'inquiète pas je ne prends pas les commentaires pour des critiques, c'est juste ma manie et mon plaisir d'expliquer comment j'écris. Mais oui tout à fait, c'est pour ça qu'elle se barre. Ce n'est pas juste une dispute, là ça devient trop lourd pour elle de supporter son comportement pathologique.

Gottesmann Pascal

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Il y a un mois

Arthur se retrouve seul et je peux pas m'empêcher de me dire que c'est bien fait pour lui. Les paroles de Nina étaient violentes mais elle avait raison sur toute la ligne.

Arca Lewis

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Il y a un mois

Eh oui.
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