Arca Lewis WOLF 1.3 Bienvenue dans la meute

1.3 Bienvenue dans la meute

Nous dégainâmes nos smartphones dans un mouvement synchronisé. Nos quatre pouces ont switché d’un même automatisme, comme si nous étions nés avec cet engin infernal greffé à la paume. Qu’importe que nous ayons connu enfant le monde sans Internet, cette époque est plus que révolue. Nous étions tous prisonniers de la matrice.


Je ne sais pas si Jib fut réellement le premier à lancer l’appli, en tout cas il était le seul à ne pas s’être enfoncé ses Galaxy Buds dans les oreilles. J’ai entendu le hurlement du loup dans le haut-parleur de son Samsung, avant que son écho ne résonne dans mes écouteurs. La vidéo débutait comme toutes les autres opérations de com de WOLF : le logo à tête de loup apparaissait en fondu argenté, du museau jusqu’à la pointe de la crinière. Le cercle bleu se dessina d’un trait vif de moins d’une seconde autour du prédateur, telle une griffe tailladée dans les pixels. Et pour finir, ce slogan qui me sortaient par les oreilles après deux ans de boulot chez eux :

Join the WOLF pack.

Le premier loup numérique laissa sa place au second, de chair et d’os. Il faut quand même être un peu mégalomane sur les bords pour appeler son application par son propre surnom.

Wolfgang Saint Clair. La petite quarantaine, mais une toison hirsute déjà poivre-sel gage de sagesse, des yeux d’un bleu céleste hypnotique comme sur un tableau de husky, toujours sapé d’une chemise blanche sans un faux pli et sans cravate rentrée dans son jean noir. Une vraie figure de mode, à peine retouchée en plus.

On le voyait marcher d’un air détendu dans le hall d’entrée de l’immeuble, tellement encombré de plantes vertes qu’on se croyait dans la jungle, du moins jusqu’à ce qu’il passe devant les canapés de la salle d’attente où personne ne s’assoyait jamais. Je m’attendais presque à l’entendre chanter « you’re gonna hear me roar », mais non. Comme de coutume, il parlait de manière posée, bougeait délicatement ses mains, et s’esquintait à cacher son accent allemand pour ne pas casser le glamour.


Guten Morgen, bonjour l’Europe ! Vous le savez, la défense de la démocratie et de la liberté d’expression ont toujours été au cœur des préoccupations de WOLF. Pour 2025, je veux vous offrir un monde pacifique et harmonieux dans lequel chacun se sentirait bien, en sécurité, sans colère, ni haine, ni violence. Une safe place, pour tous…


Une safe place, putain. Je connaissais des gourous de secte moins ambitieux. Son discours sonnait aussi faux que celui de ma principale au collège. Elle tenait le même genre de propos que lui, digne d’une candidate à Miss France, prônant la bienveillance et le respect. Ça ne m’empêchait pas de terminer la journée la tête dans la cuvette des chiottes maintenue de force sous le jet de la chasse d’eau. On n’est en sécurité nulle part. Il n’y a pas de safe place, même sur internet. Surtout sur internet en fait.


Je retenais mon ricanement devant cet indécrottable utopiste se pavanant sur nos écrans en mode « je suis le nouveau Steve Jobs ». Malgré deux points communs majeurs entre moi et Wolfgang Saint-Clair, nos histoires personnelles sont radicalement différentes, ce qui explique sans doute nos deux visions du monde diamétralement opposées. Oh vous connaissez tous forcément la bio de Wolfgang, même Harry Potter n’a pas un passé familial aussi héroïque ! Dans le doute, pour les derniers ermites qui parcourraient ces lignes, je vais vous épargner d’user vos phalanges sur une requête DeepSeek ou une recherche Google.


Wolfgang est le petit-fils d’une adolescente allemande rescapée de la Shoah et d’un étudiant en médecine français. Hannah Weissmann a vécu vingt-quatre mois cachée dans la cave d’une cousine en Bourgogne après avoir fuie son pays natal. Blessée lors du premier bombardement du Creusot en 1942, elle s’est retrouvée à l’hôpital de Chalon-sur-Saône, où elle fut soignée par le jeune Armand Delanoy. Il a bidouillé ses papiers pour la faire passer pour une de ses patientes décédée. Après la guerre, ils se marièrent et vécurent heureux à Stuttgart, où ils n’eurent pas beaucoup d’enfants, juste une fille unique. Sarah Delanoy, devenue médecin à son tour, a épousé un chimiste français du nom de Tristan Saint-Clair, franc-maçon notoire – oui, j’aime le préciser – et héritier d’une fortune pas trop dégueulasse. Tous les quatre ensemble, ils fondèrent une ONG humanitaire et s’engagèrent politiquement à Gauche, mais pas avec les communistes, parce que bon, faut pas déconner. Le petit Wolfgang vit le jour en 1980. Il grandit en RFA près de la frontière franco-allemande, puis entra à Polytechnique. À en croire ses enseignants, c’est un génie de l’informatique. Un de plus sur la liste j’ai envie de dire. Dans sa tête, je crois qu’il se prend pour Moïse. Il est l’élu qui guidera le peuple européen vers sa terre promise virtuelle. Loin du libéralisme malsain et réactionnaire de la tech américaine. Loin des guerres idéologiques qui instrumentalisent les conflits. Loin du cynisme des ultra-riches et des ultra-cons. S’il n’apparaît jamais bras nus en public, je suis convaincu que c’est parce qu’il cache un tatouage de bisounours sur son biceps. Je mise sur Grosjojo, le jaune, avec un soleil sur le nombril.


Son histoire a ému le monde entier, sauf moi. Et probablement pas Elon Musk ni Marc Zuckerberg non plus, vu que son réseau leur a piqué des clients. Quoi que ça ne les a pas détrônés du top 10 des milliardaires mondiaux, alors j’imagine que le cas de Oui-Oui Wolfy ne les préoccupait pas des masses. Enfin, jusqu’à ce qu’il balance sa bombe :


— Une safe place, pour tous… Et c’est de cela que je souhaite vous parler maintenant, poursuivit-il. En 2025, il sera désormais possible à tous les humains de la terre de s’inscrire sur WOLF.


J’ai dû écarquiller les yeux. Une annonce pareille, il aurait peut-être dû la faire un interne avant de poster une vidéo publique ! Parce que ça remettait en question la base même de la plateforme. Autrement dit, pour les développeurs dont je faisais partie, ça voulait dire tout revoir de fond en comble, le moindre petit algorithme, sans parler de nos capacités de stockage de données. On était 600 et quelques à bosser pour WOLF. Pas 6000 ou 60 000 !

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60 commentaires

alsid_murphy

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Il y a 2 jours

👍

Mary Lev

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Il y a 20 jours

Ah ben falloir se sortir les doigts et coder à toute vitesse petit Arthur 😂

Pazuzu

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Il y a un mois

J'ai envie de croire en cet homme. Envie, oui...

Merle Hewitt

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Il y a un mois

Le patron qui lâche des bombes sur son équipe sans prévenir, c'est si agréable... Véritable rêve d'utopiste ou pas, j'attends de voir ^^

Leo Degal

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Il y a un mois

Il a l'air sympa, Wolfgang... On sent le cynisme désabusé chez Arthur... À voir s'il se trompe sur le compte de son patron ou si c'est effectivement un hypocrite...

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 mois

Perso j'aime bien le côté utopiste de Wolfgang même si je peux comprendre le cynisme d'Arthur. Mais quand même, avant de révolutionner l'appli il aurait du en parler très en amont à ses employés.

Arca Lewis

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Il y a 2 mois

J'aime bien Wolfgang aussi. Je voulais un patron green flag pour une fois. Aux antipodes de Musk et feu Steve Jobs. Arthur on comprendra mieux son caractère quand il parlera en détail de son adolescence (ça devrait être dans les chapitres 6.X - j'ai pas mes brouillons sous les yeux)

Mischa

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Il y a 2 mois

Toujours aussi bien écrit ! Un vrai délice qui pique un chouia. Comme un gâteau, mais avec des clous rouillés qui dépassent. 🤣
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