Alyne Kay Vive le vent et vas de l’avant Chapitre 1

Chapitre 1

— All I want for Christmas is youuuuuuu...


Le cri aigu de Mariah Carey perce mes tympans pour la troisième fois en moins de dix minutes. Je jette un regard noir à la guirlande qui clignote comme un vieux néon dépressif au-dessus de la porte. Les ampoules rouges s’alternent avec les vertes, sans aucune logique, comme si l’électricité elle-même hésitait à célébrer Noël.

Dans un coin du bureau, la machine à neige souffle par à-coups des flocons synthétiques. L’un d’eux vient se coller à ma lèvre. Je l’essuie d’un revers de main, en soupirant. Le genre de soupir qu’on réserve aux dîners de famille interminables, ou aux messages “joyeux Noël” envoyés par des ex qui devraient rester silencieux.


— Tu es tendue, Maylin, glousse Tiffany, la CEO de mon agence.



— Tu sais très bien que c’est notre période la plus chargée. J’ai pas besoin de Mariah Carey et de fausse neige pour me motiver.

Je détourne les yeux des lumières criardes accrochées partout dans son bureau. Elles clignotent avec l’enthousiasme d’un enfant sous acide.

Tiffany, elle, est déjà dans son ambiance “esprit de Noël”, perchée dans un tailleur rouge cerise, coiffée d’un serre-tête en velours qui laisse dépasser deux bois de renne dorés.


— Il faut laisser Noël te traverser, comme un traîneau dans la nuit, dit-elle avec un clin d’œil.


— J’espère juste qu’il ne me roule pas dessus.

Elle rit, passe une main manucurée sur le dossier rouge posé devant elle, puis l’ouvre d’un air concentré.


— Enfin bref. Ta dernière mission s’est très bien terminée. Je vois que Daniel a même fait sa demande en mariage.


— C’est la troisième fois, je rappelle.


— Et alors ? Il a le droit de persister. Ce n’est pas à nous de juger nos clients. Je te rappelle que tu es très bien payée pour leur offrir une chance de se rattraper.


Je hausse les épaules. Daniel m’avait touchée.

Il s’était séparé de sa femme à cause d’une histoire de revente de voiture. Pas n’importe quelle voiture : celle de sa femme. Il l’avait vendue en douce pour éponger une dette qu’il avait contractée… en jouant au Monopoly. Avec de vrais billets. Personne ne sait comment c’est arrivé. Lui non plus, je crois.


Madame n’avait pas demandé d’explication. Elle lui avait servi les papiers du divorce le lendemain, entre le café et le sucre en morceaux.C’était leur deuxième divorce. Le premier, quelques années plus tôt, avait eu lieu pour une raison farfelue, je suppose, car Daniel n’a jamais rien voulu me révéler..


Mais cette fois-ci, Daniel voulait se battre. Alors, on avait travaillé ensemble. Recréer les souvenirs de leurs dix années de vie commune : la première école de leur fils, leur tout premier appartement, la salle des fêtes de leur mariage. Le premier. Et le second, aussi.

Et puis il y avait eu la chasse au trésor, avec des indices disséminés dans toute la ville, pour retracer leur histoire. Mais j’avoue que j’ai tiqué quand il m’a demandé d’organiser un dîner aux chandelles dans la casse auto où sa femme avait vu pour la dernière fois sa voiture. Mais bon. Le client est roi.


Alors je l’ai fait.


J’ai loué un bout de terrain dans une casse auto à la sortie de la ville.
L’endroit n’avait rien de romantique, si ce n’est une certaine poésie rouillée dans les carcasses oubliées. Daniel insistait : c’était là qu’elle avait vu sa voiture pour la dernière fois — la fameuse Citroën bleue qu’il avait vendue dans son dos pour éponger une dette aussi obscure qu’inavouable.


J’ai installé une table simple, deux chaises que j’ai dénichées dans une brocante. Une guirlande suspendue entre deux portières, une nappe blanche, un vieux tapis usé pour réchauffer l’asphalte.
Et un dîner végétarien, livré dans des boîtes en carton mais présenté avec soin. Raviolis aux champignons. Il se souvenait qu’elle les aimait, à condition qu’ils soient faits avec de la crème, pas d’huile.


Pour la touche finale, j’ai engagé un violoniste amateur, déguisé en mécano, qui s’est posté sur le capot d’une voiture défoncée pour jouer Moon River. Leur premier slow, disait Daniel. Jamais terminé, à cause d’un accident de robe et d’un pied trop gauche.


Elle est arrivée en retard.

Elle s’est arrêtée net en découvrant le décor.

Pas un mot. Juste un silence, long, chargé. Puis elle a avancé, lentement, jusqu’à lui. Elle s’est assise.Ils ont parlé. Beaucoup. D’abord à voix basse, puis en riant. Daniel n’arrêtait pas de la regarder comme si elle allait disparaître.

Elle, elle détournait les yeux chaque fois que ça devenait trop sincère.

Quand ils sont repartis, elle a glissé sa main dans la sienne.


Il pleuvait légèrement.

Personne n’a couru.


On n’était pas dans un film.


Et apparemment, ça suffit à plaire à Tiffany, puisqu’elle me glisse un très joli chèque, plié avec soin dans une enveloppe rouge scellée par un autocollant en forme de houx.


— On n’en attend pas moins pour la suite, me dit-elle avec son sourire de patronne comblée. —Chloé est déjà en train de recevoir de nouveaux clients. On te tient au courant pour le prochain projet sur lequel tu devras te pencher. En attendant, essaie de finir le dossier Yoko, s’il te plaît!


Je hoche la tête, glisse l’enveloppe dans mon sac et me lève. Pas d’effusion, pas de remerciements. C’est un bon mois, l'un des meilleur. L’agence est rentable.

Tout le monde est content.


Enfin, presque tout le monde.


Je suis assise à mon bureau depuis vingt minutes, peut-être trente. Difficile à dire. Le thé a refroidi, le mail est resté en brouillon, et le dossier Yoko me fixe comme s’il attendait des excuses.

À la place de travailler, je contemple l’horrible petite guirlande lumineuse que Tiffany a insisté pour accrocher au-dessus de chaque poste. Elle clignote sans régularité, comme si elle aussi hésitait à se réjouir. Dehors, on entend vaguement un faux Père Noël hurler dans un haut-parleur, probablement payé à l’heure pour traumatiser les enfants et les pigeons.

Noël. Le festival annuel de la mise en scène affective.


Je repense à cette période comme on repense à un rhume carabiné : c’était désagréable, long, et j’en suis sortie affaiblie. Trois ans plus tôt, presque jour pour jour, j’étais certaine que ma vie allait prendre un tournant. J’avais trouvé ce collier dans son tiroir, délicatement rangé, dans un écrin crème. J’y ai vu un message. J’ai pensé “c’est maintenant”, “il a compris”, “il est prêt”.


Spoiler : il était prêt, en effet. Prêt à partir.


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1 commentaire

Alsid Kaluende

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Il y a 20 jours

Bonne chance pour le concours! Venez lire mon thriller 🙂
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