Beatrice Aubeterre Un royaume clair-obscur Révélations - Un souvenir clef

Révélations - Un souvenir clef

Les pensées d’Estrella la ramenaient immanquablement vers ses parents, vers une époque où mère était encore une femme qu’elle admirait profondément – même si elle la trouvait parfois épuisante –, et son père un héros qu’elle idolâtrait.


Un détail soudain traversa son esprit : son père faisait partie du service de la Sécurité magique ! Son travail consistait à lutter contre les abus exercés par les mages, ainsi que toutes les utilisations néfastes de leurs dons. Même s’il passait outre les entorses effectuées par dame Ledelian contre son propre personnel de maison, est-ce qu’il accepterait la présence d’Aurean ? Est-ce que la préceptrice avait l’intention de lui révéler la vérité sur le garçon ? Dans le cas contraire, comment pourrait-elle lui imposer d’accueillir chez lui un parfait inconnu ? Elle serra ses poings sur sa chemise de nuit, pour essayer de juguler sa nervosité. La perspective de se retrouver face à son père l’angoissait de plus en plus.


Les choses avaient été tellement simples jadis, avant ses treize ans… Parfois, durant les périodes les plus calmes, Francis l'emmenait à son bureau. Il était situé dans un vaste bâtiment de pierre blanche veiné de cristaux dorés, qui arborait fièrement les armoiries de Reyliss : un champ d’azur avec une couronne d’or à l'envers, symboliser d'un royaume sans roi depuis la destitution du tyran. Pour parvenir au bureau de Francis d’Outremont, il fallait traverser un hall pavé de marbre noir et blanc, puis une succession d’escaliers et de corridors. La pièce se trouvait dans une large tour au coin de la bâtisse, un bel espace circulaire au centre duquel trônait le bureau incurvé sur lequel travaillait son père. Des étagères chargées de livres et d’objets étranges tapissaient les murs. Un peu à l'écart, se dressait une petite table destinée à un éventuel secrétaire, mais Francis n’en avait jamais requis les services.


C’était là que s’asseyait la fillette, avec des crayons et un tas de feuilles. Elle prétendait avec le plus grand sérieux qu’elle travaillait, mais sa production d’agent honoraire se résumait le plus souvent à des dessins colorés, ou des guirlandes et des figurines de papier. Jusqu’au jour où avait eu lieu l’accident…


L’accident.


Elle n’y avait pas repensé depuis des années, mais à présent, elle avait le vague sentiment que cet événement était plus important qu’elle avait pu le croire.


***


Du haut de ces six ans, Estrella était fière de pouvoir partager ces moments privilégiés avec son père. Certes, il ne faisait rien de très intéressant : il parlait à d’autres personnes de choses incompréhensibles, ou il se plongeait dans d’épais dossiers ; il ne se servait même pas de sa magie Rouge ! Malgré tout, elle s'efforçait de le seconder à sa manière, en s’imaginant en train de pourfendre ceux qui désobéissaient aux règles édictées par le Haut Conseil de Magie grâce à ses futurs dons.


Ce jour-là, son père avait dû s’absenter et l’avait laissée seule dans la pièce. La fillette en avait profité pour grimper dans le fauteuil de cuir derrière le bureau et s’y asseoir, les jambes pendantes, les bras posés sur les accoudoirs en affichant un air sérieux et important.


Estrella commençait à s’ennuyer ; elle s’apprêtait à descendre quand un long vertige la saisit. Elle s’accrocha aux accoudoirs en attendant que la sensation passe. Hélas pour elle, elle ne semblait pas vouloir cesser. Estrella avait l’impression d’être emporté dans un tourbillon auquel elle ne parvenait pas à s’arracher. Malgré tout, elle demeurait consciente de ce qui se trouvait autour d’elle, même si cela restait très lointain.


Des pas s’élevèrent dans le couloir… ceux de deux personnes qui s’approchaient de la porte. Au-delà de son étrange malaise, Estrella sentit la crainte s’emparer d’elle : comment réagirait son père en la voyant assise dans son fauteuil ?


Le battant pivota en dehors de son champ de vision ; deux voix résonnèrent. L’une était celle de son père. L’autre lui était inconnue, profonde, vibrante et un peu autoritaire.


— Voici donc la petite ? demande l’homme avec un mélange de curiosité et d’intérêt.


— Oui, répondit Francis comme à contrecœur. C’est ma plus jeune fille, Estrella.


Le nouveau venu s’approcha pour se pencher vers elle ; elle avait beau plisser les yeux, elle ne parvenait pas à distinguer son visage… juste de longs cheveux pâles et un regard d’un bleu perçant. Une main gantée se posa sur son front, puis sur son coeur. Une odeur insolite se dégageait de lui, pas désagréable, mais étrangère, comme s’il n’appartenait pas à ce monde. La simple présence de cet individu mystérieux la révulsait et la fascinait tout à la fois, sans qu’elle puisse dire pourquoi.


Au contact de l’homme, elle sentit ses derniers liens avec la réalité se briser. Cette fois, plus rien n’empêchait le tourbillon de l’emporter vers le néant.


***


La fillette s’éveilla une éternité plus tard – ou peut-être quelques minutes, pour apercevoir une tapisserie bleu clair très familière. Elle se trouvait dans sa chambre, à l’hôtel particulier de ses parents. Une douleur persistante enserrait sa tête comme un étau;un poids sur sa poitrine l’empêchait de respirer normalement. Au prix d’un effort considérable, elle parvint à relever les paupières ; sa mère était assise à son chevet, le nez plongé dans un livre. En entendant Estrella bouger, elle le referma et le plaça sur la table de nuit à côté d’elle. Ses yeux attentifs se posèrent sur sa fille :


— Estrella ! Comment te sens-tu ?


La fillette s’étonna du calme d’Amée d’Outremont, habituellement si volubile. La situation devait être sérieuse.


— J’ai mal à la tête, déclara-t-elle avec une petite grimace.


— C’est normal. Tu t’es endormi sur le fauteuil de ton père et tu t’es cognée en tombant. Tu es inconsciente depuis ce matin.


Estrella ouvrit la bouche pour expliquer qu’elle ne se souvenait pas d’être tombée et qu’un homme bizarre était venu la voir, mais quelque chose l’en empêcha, comme si les mots avaient été piégés dans sa gorge.


Estrella était rarement malade, mais cette fois, il lui fallut une bonne dizaine de jours pour se remettre. En plus de sa tête douloureuse, elle se sentait affaiblie, vaguement nauséeuse. Pire encore, elle avait l’étrange impression que tous ses sens étaient comme émoussés. Elle pouvait voir, entendre, toucher, comme auparavant, mais d'une façon un peu lointaine, comme si elle se trouvait dans une sorte de cocon qui l’isolait du monde. Au fil du jour, les choses revinrent à normale… ou peut-être s’était-elle habituée à cette condition insolite.

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